Page:Léon Daudet – La vie orageuse de Clemenceau.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

frottant sa courte main poilue sur l’emplacement de son estomac. C’était l’enfant terrible du régime naissant, et qui disait tout, sur Léonie Léon, Gambetta, la Païva, Henckel de Donnersmarck et le reste, mais en bredouillant, pestant et sacrant, de sorte qu’on l’écoutait peu. Il admirait Mme Ménard-Dorian et ployait le genou devant elle.

Survint Freycinet, baptisé par Paul Hervieu, alors ignoré, « la souris blanche », accompagné de son aimable femme, pareille à la tour du jeu d’échecs, et de sa fille, Cécile la laborieuse, d’une amabilité officielle, qui lui servait de secrétaire. L’art mondain du mathématicien Freycinet, radical et taciturne, consistait à se faufiler et à ne jamais répondre aux questions qu’on lui posait. Radical et protestant, lui aussi, chouchou de Grévy, président de la République, qui lui confiait la formation des cabinets, il vivait du souvenir de son plan, « le plan Freycinet », qui comblait de joie les conseils d’administration des chemins de fer et lui avait fait une solide réputation dans le monde des ingénieurs. Il parlait, s’il ouvrait la bouche, d’une petite voix pâle et précipitée. Il avait demandé à Mme Ménard la permission d’amener son secrétaire particulier et confident Jesiersky, polonais plantureux, auquel il avait confié la direction du Journal Officiel, où celui-ci avait succédé au bon juif Aron, dont la figure était dévorée par une énorme tache de vin, pareille à une carte de géographie.

Derrière Freycinet, maître incontesté de la Défense Nationale, et Coligny à la petite semaine, parut Gustave Dreyfus, possesseur barbu et déférent de la collection Tymbal, où brillaient d’incomparables Donatello, suivi de ses délicieuses filles : Juliette et Emma, de sa femme, courbée et grison-