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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

décidée dans ses mouvements, exclusive dans ses convictions passionnées de gauche, car elle était fille du fameux Dorian, le ministre de la Défense de Paris et issue d’une famille protestante de Montbéliard. Ce qui ne l’empêchait pas de recevoir en grande dame et d’avoir, à l’occasion, de l’esprit. Mme Edouard Lockroy enfin, filleule de Jules Simon, née Alice Lehaëne, était, pour le charme, la perfection du visage allongé, aux oreilles obliques de faunesse, d’une taille pleine et souple, de jambes vénusiaques, de mains délicates et de petits pieds vifs, la reine de cette nouvelle société républicaine qui, avec beaucoup plus de tenue, avait pris la suite de la société impériale et attestait une vitalité et une énergie fort supérieures à celles du faubourg Saint-Germain. Hirsutes et spirituels, Camille Pelletan et Edouard Durranc, journalistes de vraie souche, allaient de groupe en groupe distraire, faire s’esclaffer vieux et jeunes par leurs bons mots et à peu près, « pour ce que rire est le propre de l’homme ». Le sol était jonché des roses, qui avaient plu sur le patriarche silencieux, semblable à une pensée dans un parterre (selon le mot de Durranc qui ajoutait : « À une pensée absente. »).

Clemenceau était au centre d’un petit groupe comprenant Paul Ménard, Georges Périn, Challemel-Lacour, Allain Targé et Lockroy.

Trapu, tassé, pourvu d’une barbe de pasteur du désert, Paul Ménard, fils de vignerons protestants de l’Hérault, marié à une femme qu’il adorait et redoutait à la fois, était fort riche et assez regardant. Il possédait et dirigeait les usines d’Unieux, dans la Loire, lesquelles venaient, en importance, aussitôt après le Creusot. Il était, comme disent les gens du Midi, un « mestre bon sens », de juge-