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vice ? criait Jean le Sot. Est-ce que je puis me tenir en l’air? Il faut que cet homme ait perdu l’esprit.

Notre sot, on le voit, ne différait pas tant des autres sur ce point qu’il ne fut toujours assuré d’avoir raison. Le tailleur et lui faillirent se prendre aux cheveux et recommencèrent vingt fois. Mais toujours, aussitôt que Jean avait passé la jambe droite, il la retirait afin de passer la gauche. C’était comme un jeu de bascule, et cela semblait plus fort que lui.

La chose durait de la sorte depuis près d’une heure, et la tailleur en devenait fou quand Jean, de son côté, non moins irrité, s’avisa d’un expédient :

Tu veux que mes jambes y entrent toutes deux, s’écria-t-il. Eh bien ! suis-moi.

Le tailleur le suivit jusqu’à l’écurie, sur le toit de laquelle Jean monta.

— Et maintenant, cria le pauvre sot, attention, je te pris. Mets-toi là-dessous, et tiens mon pantalon bien ouvert. Je vais sauter dedans. C’est le seul moyen, je crois, pour un homme qui n’a pas d’ailes, de s’en tirer convenablement.

Le tailleur, ahuri, consentit à tout pour en finir, et se postant sous le toit, les deux mains bien fermes, et tenant le pantalon ouvert, attendit, Il sentit bientôt une lourde masse tomber sur sa tête, et tous les trois, le pantalon, le tailleur et Jean roulèrent ensemble dans une flaque d’eau noire, qui se trouvait près de l’écurie. Le tailleur, n’en ayant éprouvé qu’un peu de suffocation et quelque bosse à la tête, se releva et s’enfuit à toutes jambes, laissant la pratique pour ce qu’elle valait ; mais quant au pauvre Jean, qui était tombé de plus haut, il fut si rudement froissé, qu’il dut passer le jour des noces dans son lit, où, pendant la liesse générale, on l’oublia. Au fond, l’on n’était pas fâché peut-être d’être débarrassé de sa compagnie : car on avait honte dans la famille d’un si sot garçon.

On l’estimait bien moins pour sa bonté qu’on ne le méprisait pour sa bêtise, et, sur ce point, ses parents n’étaient ni plus mauvais, ni meilleurs que tout le monde : car c’est un fait général qu’on tient à honneur d’être lié par le sang ou par l’amitié, avec des personnes distinguées d’esprit ; mais qu’on ne se vante pas des simples gens de cœur. Et comme ce sont les choses rares qu’on prise toujours davantage, faut-il en conclure que la bonté abonde plus que l’esprit ? Ce ne serait pas si fâcheux à croire ; mais cela pourrait bien humilier