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allant se poster sur le chemin, il y resta jusqu’à nuit tombée, écoutant ; et enfin il entendit le pas du cheval, qu’il reconnut bien. Alors, courant au devant de Jean le Sage, et le saluant avec joie, il lui raconta sa journée.

Mais que devint-il, quand il vit son frère se prendre aux cheveux de désespoir et le maudire, lui, Jean le Sot, l’accusant d’être l’auteur de sa ruine !…

En effet, c’était par milliers de francs que se comptait la perte du blé de plus, trois des moutons avaient la patte cassée ; la plupart des autres furent atteints de pleurésie, et enfin, la diminution de la garde-robe et celle du garde-manger portèrent à leur comble le chagrin et l’indignation de Jean le Sage.

— Comment faut-il donc faire ? disait en pleurant le pauvre innocent. Tu m’avais recommandé d’être juste pour tout le monde.

— Fort bien, dit Jean le Sage ; mais il faut s’entendre. Tu prends tout à la lettre, nigaud que tu es. S’il est bon de songer à faire du bien aux autres, il ne faut pas s’oublier. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Être juste ne veut dire autre chose, sinon rendre à chacun ce qui lui est dû. Or chacun ne mérite pas de même manière. Il serait malséant de donner à un riche un morceau de pain, de même qu’un habit de drap fin à un pauvre. Et comment rendrait-on à chacun ce qui lui est dû, si l’on se prive de son bien en le partageant avec les autres. La condition pour donner est donc de savoir conserver, premièrement, et ensuite de distribuer avec une sage économie les bienfaits, comme un jardinier arrose ses plantes d’une fine rosée, afin que l’assiette de ce monde ne change point, et que dans l’intérêt même des pauvres, il y ait toujours des riches.

Jean le Sot, qui écoutait, bouche béante, ces raisons, les trouva fort surprenantes et d’autant plus belles.

— Hélas ! se dit-il, je reconnais bien qu’en effet je ne suis qu’un sot ; je ne sais voir les choses que comme elles paraissent. Heureusement, il y a des gens sages au monde pour arranger tout d’une manière si fine et si adroite qu’on n’y comprend rien tout d’abord.

Et il se promit, depuis ce moment, de ménager ses charités dans l’intérêt même des pauvres gens.

— Car, se répétait-il sans cesse, après la leçon de son frère, que deviendraient les malheureux, s’il n’y avait plus de ri-