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L’ŒUVRE DU DIVIN ARÉTIN

bavardage du Solitaire avait eu le temps de penser à la malice, commença aussitôt à se tordre, à se gonfler la gorge en retenant son vent, à rouler des yeux hagards, à hurler, à se débattre de telle sorte qu’elle faisait peur à voir. « Voici le malin esprit dans le corps de la pauvrette », s’écria l’Ermite ; le syndic du village s’approchant pour l’emmener, elle se mit à mordre et à pousser des cris horribles. Enfin, solidement attachée par une dizaine de paysans et conduite à l’église, on la toucha de deux petits os, qui passaient pour être les os des Saints Innocents, renfermés dans un grossier tabernacle de cuivre dédoré, comme des reliques, et à la troisième fois qu’on l’en toucha, elle revint à elle. La nouvelle arriva aux oreilles du docteur, qui remmena la bonne sainte à la ville et en fit faire un sermon.

Antonia. — Jamais on n’ouït plus vilaine chose.

Nanna. — Crois-tu donc qu’il n’y en a pas bien d’autres ?

Antonia. — Vraiment, hein ?

Nanna. — Oui, Madonna ! J’avais à la ville une voisine, on aurait dit une chouette dans la volière, tant d’amoureux l’ayant en vue. Toute la nuit, on n’entendait que des sérénades, et tout le jour c’étaient des chevaux qui piaffaient, des jeunes gens qui se promenaient. Quand elle allait à la messe, elle ne pouvait passer par la rue, tant il y avait de gens à lui faire cortège ; et l’un disait : « Bienheureux qui possède un tel ange ! » Un second : « Ô Dieu, qu’est-ce qui me retient de donner un baiser à ce sein, et puis de mourir ! » Un autre recueillait la poussière que soulevaient ses pieds et la répandait sur son bonnet, comme on répand de la poudre de Chypre ; quelques-uns la contemplaient en soupirant, sans dire un mot. Ce beau lac si vanté, où tout le monde jetait son filet, sans jamais rien prendre, s’éprit démesurément d’un de ces pédagogues enfumés qui vont enseigner dans les maisons : le plus sale, le plus laid, le plus crasseux qu’on ait jamais vu. Il portait sur le dos un manteau violet, si pelé au col qu’un pou n’aurait pu s’y accrocher, et plein de taches d’huile comme en ont les marmitons des couvents ; en dessous, une souquenille de camelot si usée qu’elle semblait de