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LES RAGIONAMENTI

Antonia. — Voilà qui est encore plus beau ; mais dis-moi comment.

Nanna. — Ne sais-tu pas, pauvrette que nous autres putains (le mot me plaît) nous avons toujours le rire à l’un et la larme à l’autre ? La preuve, c’est que pour une bagatelle nous rions, pour une bagatelle nous pleurons. Leurs yeux sont comme le soleil entre les nuages : tantôt il darde un rayon, et tantôt il se cache. Au milieu d’un éclat de rire, elles laissent tomber un pleur, et ces rires-là, ces pleurs-là, j’ai su mieux les réussir, moi, que n’importe quelle putain qui jamais soit venue d’Espagne. Grâce à eux, j’ai plus assassiné d’hommes qu’il n’en meurt sur la paille dans ces révérendissimes cours. Rien n’est plus nécessaire que ces rires et ces larmes dont je parle ; mais il faut savoir en user à propos, parce que si tu laisses l’opportunité t’échapper des mains, ils ne valent plus rien du tout ; c’est comme les roses de Damas qui, si on ne les cueille à l’aube, perdent leur parfum.

Antonia. — Tous les jours on apprend du nouveau.

Nanna. — Après les rires et les larmes feintes viennent à la file les menteries, leurs sœurs ; pour moi, je m’en régalai plus que les villageois ne se régalent des beignets, et j’en dis plus que les Évangiles ne disent de vérités ; je les bâtissais avec la chaux de mes serments dans la créance du prochain et tu aurais dit : « Cette femme est la première Évangéliste ! » J’inventais les plus étonnantes choses du monde, touchant mes parents, mes domaines et autres fantaisies ; j’imaginais les contes les plus extravagants, et les expliquant à ma façon, je disais les avoir rêvés. J’inscrivais sur un tableau les noms de mes adorateurs, je partageais entre eux les nuits de chaque semaine et mettais en vedette celui qui devait dormir avec moi. Si tu as jamais vu la liste des prêtres qui disent les messes, affichés sur des écriteaux, dans la sacristie, tu me vois moi-même.

Antonia. — J’ai vu la liste des prêtres et il me semble te voir.

Nanna. — Très bien, alors.