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L’ŒUVRE DU DIVIN ARÉTIN

la ville, se présenta à la maison chargé comme un mulet, heurta du pied la porte qui lui fut aussitôt ouverte, et monta les escaliers. Il avait sur l’épaule un bâton aux deux bouts duquel pendaient par devant trois paires d’oies, par derrière trois paires de chapons, et à la main droite un panier contenant une centaine d’œufs et autant de fromages ; il ressemblait à ces porteuses d’eau vénitiennes qui d’une main tiennent le bigoto, comme elles disent, avec un seau à chaque bout, et de l’autre un troisième. Tout en saluant et en s’inclinant, la pointe du soulier sur le plancher, il présenta son offrande à sa nouvelle patronne qui, plus préoccupée du calendrier que de la Toussaint, lui fit un accueil trop beau même pour son Chevalier. Elle commanda qu’on lui servît un goûter (il valut un dîner et un souper à la fois) sur la table de cuisine, l’excita à boire une grosse fiole de certain vin blanc qui avait une pointe de doux, et, lui voyant une face rubiconde comme elle la lui voulait, lui dit : « Toutes les fois qu’il vous arrivera d’apporter de bonnes choses de chez nous, vous serez content d’être en vie. » Le Chevalier n’était pas à la maison. « N’as-tu pas entendu ? » reprit-elle, en s’adressant à la servante, qui vint aussitôt et, sur son ordre, se mit à vider le panier. Elle le rendit au fermier, après avoir mis les oies avec les autres oies, et elle allait s’emparer des chapons pour les mettre avec les chapons, quand sa maîtresse lui dit : « Reste ici », et les fit prendre par le paysan, qu’elle emmena avec elle au grenier ; là, elle délia les pattes des chapons qui, tout endoloris, furent plus d’une heure avant de pouvoir se remuer, puis, fermant la lucarne du toit, elle voulut voir de quelle bêche il saurait labourer son terrain et si la réalité ne mentait pas à la renommée. À ce que me jura la servante, qui d’en dessous entendit les secousses, on aurait dit que le plancher allait crouler. Après qu’elle se fut fait greffer deux fois, tout en feignant de causer avec lui des dégâts que le précédent fermier avait faits aux oliviers et aux pêchers, ils redescendirent. L’homme ne pouvait pas attendre plus longtemps le Chevalier ; on allait fermer les portes ; il prit congé de Madonna, retourna allégrement à la