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ressentiment[1]. La langue allemande rend finement les différences. De la rancune à la méchanceté (Hämischkeit) en passant par le mécontentement (Groll), la jalousie (Scheelsucht), l’envie (Neid), il y a comme un progrès du sentiment et de la tendance dans le sens du ressentiment proprement dit.

  1. Dans ses intéressantes études sur l’origine de la rancune, Steinmetz veut que la « vengeance dirigée » découle d’une « vengeance diffuse », et s’appuie sur ce fait que, dans certaines sociétés très primitives, l’offense reçue appelle la destruction d’un objet quelconque, le premier cheval venu, par exemple, ou encore un arbre ou un être inanimé. C’est là méconnaitre l’essence de l’intention de vengeance, qui se distingue des états affectifs simples tels que la colère, la fureur, la rage, etc., précisément en ce qu’elle est dirigée. L’accès de colère se présente aussi chez les civilisés : c’est le cas de l’homme exaspéré qui « veut tout casser » ; mais cela n’a rien à voir avec la vengeance. Lors même qu’il s’agirait de vengeance dans les cas que cite Steinmetz, il y aurait plusieurs possibilités à envisager. L’objet que l’on détruit peut avoir avec la personne contre laquelle la vengeance est dirigée un rapport de possession réel ou fictif, ou encore un rapport symbolique permanent ou passager ( « cet objet me rappelle telle personne » ) : ainsi en est-il dans le geste de détruire des tableaux, des photographies, et aussi, dans certains cas, de réduire un mouchoir en lambeaux, de brûler des papiers. Enfin, la vengeance peut aussi être « sans objet », en ce sens qu’elle n’a d’autre objet déterminé que l’ambiance où l’injure a été subie, région, ville, ou même le monde entier, en tant que « monde hostile ». Mais même dans ces cas, la vengeance est dirigée. Pour ce qui est de la vendetta entre familles, l’offensé et l’offenseur ne se substituent pas leur famille respective en vertu d’une espèce de sympathie, comme on le croit souvent en théorie ; mais c’est la famille même qui est conçue comme la personne responsable, comme l’agent dont l’individu ne serait qu’un organe (comme si un homme, à qui on a coupé le pied, se vengeait en coupant la main de son adversaire). En outre, il semble bien que la rancune ne dépende pas essentiellement d’une injure ou d’une humiliation infligée par autrui, mais qu’elle puisse être évoquée quand on ressent spontanément sa propre humiliation (ou, par sympathie, l’humiliation d’autrui) ; ce sont les moments où l’on se dit : « Je voudrais me rouer de coups ! m’arracher les cheveux ! » Ces sentiments n’ont rien à voir avec le remords ou avec le besoin d’expiation ou de pénitence, qui ne sont pas des impulsions vitales, mais des actes spirituels, dont l’objet est du domaine des valeurs morales.
    Voir STEINMETZ, Ethnologische Studien zur ersten Entwicklung der Strafe, 1894. Voir aussi mon étude intitulée : Vom Wege der Reue dans Vom Ewigem im Menschen, vol. I, Leipzig, 1918.