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raison d’être. Soumettre un tel ouvrage à une censure protectrice de tout ce qu’il condamne, c’est le livrer à ses pires ennemis. En Russie, c’est précisément ce qui est arrivé. Le Saint Synode a bien voulu laisser paraître cette philippique contre notre civilisation après en avoir retranché les parties les plus essentielles. Il a, en effet, selon le proverbe anglais, fait jouer Hamlet sans le rôle d’Hamlet. Le censeur, par exemple, a écarté tout ce qui a trait à la question militaire, tout ce qui pourrait froisser les préjugés de la classe officielle, et, là où il n’a pas supprimé des pages entières, il s’est souvent permis de les remanier et de les retoucher à sa guise. Ce n’est qu’à Londres qu’on a pu présenter une édition complète de Résurrection en langue russe, l’édition Tchertkoff. Une troisième édition russe, conforme à celle de M. Tchertkoff, vient de paraître à Berlin. Le texte, même des plus autorisées, laisse quelque chose à désirer par suite de l’habitude de l’auteur de changer à plusieurs reprises ce qu’il a écrit, circonstance qui le rend peu populaire dans le monde des éditeurs, des traducteurs et des imprimeurs. Il ne se montre jamais satisfait de la forme de son œuvre.

C’est en Amérique, ce prétendu pays de la liberté, et non en Europe occidentale, qu’on a réussi à surpasser l’arbitraire de la censure russe. Le représentant de Tolstoï à New-York a conclu, il y a un an, avec le directeur d’une des meilleures revues des États-Unis, un contrat d’après lequel Résurrection devait paraître chez lui mensuellement. On était tombé d’accord, pour omettre, par égard pour les misses américaines, tout passage du livre qui toucherait de trop près à certaines questions de sexe, — car en Amérique on n’écrit des romans que pour les demoiselles. Malheureusement, l’agent du comte, se fiant trop au prétendu socialisme de ce directeur et supposant qu’il ne se placerait qu’au point de vue puritain, lui accorda le droit absolu d’abréger et de corriger le texte, droit dont celui-ci ne tarda pas à abuser. D’abord, sous le prétexte de sauvegarder les susceptibilités de ses lecteurs et lectrices, il a voulu voir un livre immoral dans ce roman dont le caractère profondément moral saute aux yeux. Dans l’original, Tolstoï présentait son héros, le prince Nekhludov, comme un jeune homme simple et vertueux qui aime la belle paysanne Katoucha sans le savoir. Trois ans plus tard, après avoir mené une vie irrégulière et dissipée dans la Garde à Pétersbourg, il revient à la campagne et accomplit la ruine de la jeune fille sans hésitation ni remords. Le rédacteur américain, dans son désir d’abréger ce récit par lui jugé trop peu pudique, a tenu à ce que la séduction s’effectuât dès la première visite du prince. Il en résulte que, dans la version américaine, c’est un jeune étudiant, rêveur et poète, avec le plus haut idéal de la vie, que nous voyons se conduire en roué, et que nous échappons complètement à l’impression que nous aurait causée le récit de trois ans d’une vie militaire désordonnée.

Pas un mot contre la guerre n’a été toléré, ce qui nous permet de juger des progrès déjà faits par le militarisme aux États-Unis. Mais ce n’est pas tout. Tolstoï a eu la hardiesse de déclarer que l’équité condamne la propriété territoriale, individuelle. C’en était trop pour le publiciste américain. Il s’est borné à parler de « l’iniquité du système foncier russe ». Il y a lieu ici de rappeler la préface du dernier livre du comte