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ses chefs comme des héros, des prophètes et des voyants ; et en satisfaisant la curiosité intellectuelle et la critique que ce tableau éveille, avec quelques bribes de logique présentées sous forme de formules scientifiques. C’est de cette manière que s’accomplit la volonté du monde. L’illusion de « la suppression du salariat » nous aidera à obtenir des salaires fixes pour chacun, et nous qualifierons finalement de déshonorable toute autre source de revenus. Par l’illusion de la chute du capitalisme, nous transformerons des nations entières en compagnies anonymes : et notre détermination d’anéantir la « bourgeoisie » sera accomplie quand chaque ouvrier sera devenu un « bourgeois gentilhomme ». Par l’illusion de la Démocratie ou du gouvernement du peuple par le peuple, nous instituerons la plus puissante bureaucratie que l’on ait jamais vue, et nous en arriverons à être débarrassés de l’élection populaire, du jugement par le jury et de tous les autres bouche-trous d’un système dans lequel on n’ose confier à personne la moindre parcelle de pouvoir. Par l’illusion d’un matérialisme scientifique, nous ferons de plus en plus de la vie l’expression de notre pensée et de nos sentiments et de moins en moins celle de notre désir d’avoir « plus de beurre sur notre pain ». Cependant nous continuerons en même temps à nous rendre ridicules ; à faire de nos journaux des sentines de médisance et de diffamation, sous prétexte de fraternité ; à célébrer l’avènement de la paix universelle par les querelles les plus violentes ; à nous faire passer pour des hommes du peuple sans éducation, tout en prétendant à une infaillibilité scientifique qui rendrait lord Kelvin ridicule ; à dénoncer la classe moyenne à laquelle nous appartenons en général nous-mêmes ; en un mot, à nous vautrer dans toutes les folies et toutes les absurdités de la vie publique, avec l’entière conviction que nous avons atteint une région bienheureuse au-dessus de toutes les superstitions amalécites.

Peu importe : c’est ainsi que cela doit se passer, ou il faut y renoncer. Seulement, rappelez-vous, je vous prie, toujours dans le vrai esprit jévonien, que la question n’est pas de savoir si les illusions sont nécessaires, mais bien jusqu’à quel point elles sont utiles.

Jusqu’à un certain point, l’illusion, ou, comme les socialistes l’appellent, l’enthousiasme, est plus ou moins précieux et indispensable, mais au-delà de ce point, le jeu n’en vaut plus la chandelle. Dans le langage jévonien, « son utilité devient de l’inutilité ».

Il y a des socialistes qui, pour s’exprimer franchement, sont tellement stupides qu’ils font partout et toujours plus de mal que de bien. D’autres, plus sensés, font d’excellente besogne comme prédicateurs et comme novateurs, mais deviennent assommants quand commence l’œuvre précise de l’organisation politique. D’autres, qui peuvent arriver à organiser une élection sans que la véhémence de leur esprit de parti les rende inhabiles à leur besogne, seraient, s’ils étaient élus eux-mêmes, plus qu’inutiles comme législateurs et administrateurs. D’autres encore sont de bons orateurs et de bons controversistes parlementaires, mais ils sont impropres au travail des comités. À mesure que l’ouvrage exige plus d’habileté et de tranquillité d’esprit, il demande aussi que le cerveau soit de plus en plus libéré des illusions