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mépriseraient, la considérant comme un développement très prosaïque et très bourgeois de « l’honorable » classe moyenne d’aujourd’hui. Quand une question quelconque de socialisme se présente sous la forme réelle d’un projet concret, susceptible d’être adopté par un gouvernement réel et exécuté par un pouvoir exécutif réel, les socialistes de profession sont les derniers du pays sur lesquels on puisse compter pour l’appuyer. Ils qualifieront ce projet de « palliatif », et ils assureront au public qu’il est inutile aussi longtemps que le système capitaliste n’est pas également entièrement aboli, et ils flétriront en même temps ses avocats des noms de trompeurs, de traîtres, etc. Cet antagonisme naturel, existant entre les enthousiastes qui ont conçu le socialisme et les hommes d’État qui doivent le réduire, à des mesures législatives et administratives, est inévitable, et on doit l’accepter. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille l’accepter sans protestation. Tout homme ; soit enthousiaste, soit réaliste, est plus ou moins capable de se critiquer lui-même ; et plus on raisonne avec lui, plus il est susceptible de devenir raisonnable dans son attitude et dans ses vues.

Le lecteur intelligent et attentif s’écriera sans doute ici : Ah ! vous allez donc essayer de raisonner avec moi pour chasser mes illusions. Certainement, mais il en restera encore assez, pour une large propagande, quand j’aurai fini avec vous ; ainsi ne vous alarmez pas.

Permettez-moi d’abord d’insister avec soin sur ce fait que cet aspect riant que j’ai prêté aux illusions comme étant des encouragements utiles aux hommes pour aspirer à des réalités meilleures encore n’est cependant pas vrai pour toutes les illusions. Si un homme est résolu à devenir millionnaire, ou, qu’une femme est décidée à devenir l’épouse du Christ, et à atteindre ainsi à la béatitude éternelle en vivant comme une nonne et en mourant comme une sainte, il n’y a pas la moindre probabilité que les résultats obtenus vaillent la peine d’être échangés contre le sort d’un honnête garde de chemin de fer ou celui d’une ouvrière de fabrique. De même, si un socialiste n’aspire à l’avènement du millénium que parce qu’il désire un bonheur immérité pour lui-même et pour le monde entier, non seulement il ne l’obtiendra pas, mais il sera tout aussi mécontent du sort qui lui sera fait que de sa condition actuelle. Il y a de folles illusions comme il y a de sages illusions ; et un homme peut se déclarer ennemi de notre système social actuel parce qu’il n’est pas assez bon pour ce système, aussi bien que parce que ce système n’est pas assez bon pour lui.

Il y a deux espèces d’illusions, celles qui flattent et celles qui sont nécessaires. (À vrai dire, il y en a bien deux millions, mais je ne m’occupe ici que de ces deux catégories.) Les illusions flatteuses nous encouragent à faire des efforts pour atteindre des choses que nous ne savons pas apprécier dans leur simple réalité ; et elles nous réconcilient avec notre sort ou avec des actions que nous sommes obligés de faire contre notre conscience. L’enthousiasme du conservateur ou du libéral ordinaire pour son parti et son chef est excité, non par des faits, mais par l’illusion que son chef est un homme d’État extraordinaire, et son parti, le champion de toutes les grandes réformes, et l’ennemi de toutes les innovations et de toutes les réactions nuisibles qui se sont produites