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brés ne peut plus croître, dit M. Y. Delage[1], quand ses cartilages ont été entièrement envahis par l’ossification et l’arrêt du squelette entraîne l’arrêt des muscles dont l’excitation fonctionnelle tomberait vite à zéro s’ils s’accroissaient au delà de ce qu’exigent les segments osseux à mouvoir ; il en est de même des autres tissus ».

Un navire, pour flotter sur l’eau, doit contenir un certain poids dans sa quille. S’il est trop peu chargé, il peut chavirer ; s’il l’est trop, il peut couler à fond. De même l’organisme vivant, pour prospérer, doit constamment emmagasiner des substances extérieures, mais rejeter aussi au dehors tout son lest inutile. Dès que cette faculté diminue, l’adaptation au milieu devient insuffisante. C’est le commencement de la décomposition. Un degré de plus et l’échange normal entre le dedans et le dehors devient encore moins satisfaisant ; alors une rupture d’équilibre se produit. Cette rupture c’est la mort.

L’excès d’ossification, dont parle M. Delage, peut être envisagé comme une accumulation trop grande de résidus, ayant pour résultat une rupture d’équilibre entre l’organisme et le milieu, c’est-à-dire la mort.

On observe aussi des cas d’ossification sociale, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

À Florence, par exemple, beaucoup d’édifices privés datent encore du xive siècle. Ils sont bâtis d’une façon si admirable et en matériaux si excellents qu’ils pourront subsister encore des centaines d’années. Seulement ils ne correspondent plus aux besoins de notre temps. Mais, comme ils sont très solides et très beaux, on ne se décide pas à les démolir. Alors, dans une certaine mesure, ils deviennent une gêne pour la population. De nos jours, la vie reste un peu archaïque à Florence[2]. Cela tient, certainement, en partie, aux édifices du moyen âge. Leur masse semble comme peser sur les Florentins et les empêcher de vivre de la vie contemporaine.

Mais les résidus de l’ordre intellectuel jouent un rôle encore plus important que les ossifications de l’ordre économique et matériel.

Quand une civilisation brillante, prolongée pendant des siècles, a entassé un grand nombre de chefs-d’œuvre dans tous les genres, les hommes sont portés quelquefois à se consacrer trop à l’étude du passé. Cela peut leur laisser trop peu de temps pour les recherches originales et leur enlever le courage de créer des formes artistiques nouvelles. Alors le progrès de la civilisation se ralentit. La société tombe dans une espèce de caducité, justement parce qu’elle est moins imprégnée des idées des vivants que des idées des morts. Il se produit alors comme une inaptitude à s’adapter aux besoins du jour qui amène d’abord un dépérissement mental, puis, à la longue, un dépérissement économique.

Le conservatisme à outrance a pour conséquence inévitable la

  1. L’Hérédité, p. 770, Paris 1895. Schleicher frères éditeurs.
  2. Par exemple, il semblerait que le soir, pour respirer de l’air, toute la population devrait se porter sur les charmants quais de l’Arno. Il n’en est rien. Ils deviennent complètement solitaires à partir du coucher du soleil.