Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/301

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que de mourir ici ?... Et si c’étaient des nôtres ? Ah ! buissons maudits ! pourquoi élevez-vous autour de moi une haie aussi épaisse ? Je ne vois rien à travers ; sur un seul point, il y a, entre les branches, comme une petite fenêtre, qui m’ouvre la vue dans le lointain. Il y a là, je crois, un petit ruisseau, où nous avons bu avant le combat. Oui, voilà l’énorme grès placé sur le ruisseau comme un petit pont. Ils passeront sûrement par là. Le bruit s’apaise. Je ne peux distinguer la langue qu’ils parlent : j’ai même l’ouïe affaiblie. Mon Dieu, si c’étaient des nôtres... Je vais crier, ils m’entendront même du ruisseau. Cela vaut mieux que de m’exposer à tomber entre les pattes des Bachi-bouzouks. Pourquoi donc tardent-ils si longtemps ? L’impatience me tourmente ; je ne perçois même plus l’odeur du cadavre, quoiqu’elle n’ait point diminué.

Et tout d’un coup, au passage du ruisseau, se montrent des cosaques ! Des uniformes bleus, des bandes de pantalon rouges, des lances. Il y en a toute une demi-centaine. En avant, sur un excellent cheval, un officier portant une barbe noire. A peine la troupe a-t-elle franchi le ruisseau, qu’il se tourne sur sa selle en arrière de tout son corps, et crie :

— Au t-r-r-ot, ma-arche !

— Attendez, attendez pour Dieu ! Au secours, au secours, mes frères ! crié-je.

Mais le piétinement des chevaux robustes, le cliquetis des sabres et la conversation animée des cosaques sont plus forts que mon râle — et on ne m’entend pas !

Oh ! Anathème ! Epuisé, je tombe, le visage contre le sol et me mets à sangloter. De la gourde renversée par moi, coule