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Je peux encore lever le bras, déboucher la gourde, me désaltérer ; mais déplacer mon corps lourd et immobile ? J’essaierai quand même, dussé-je ne m’éloigner que d’un demi-pas par heure.

Toute la matinée est employée à ce déplacement. La douleur est forte, mais que m’est-elle maintenant ? Je ne me rappelle plus, je ne peux plus me figurer les sensations d’un homme bien portant. Je suis même comme habitué à la souffrance. Ce matin, je suis quand même parvenu à m’éloigner d’environ cinq mètres, et à me retrouver à ma place antérieure. Mais je n’ai pas joui longtemps de l’air frais, si Pair peut être frais h six pas d’un cadavre en putréfaction. Le vent change et m’apporte de nouveau l’odeur, tellement repoussante qu’elle me donne des nausées. Mon estomac vide se contracte douloureusement et convulsivement. Tous mes viscères se retournent en moi. Et toujours cette infecte odeur qui m’écœure !...

Je suis pris de désespoir et je pleure...

Extrêmement affaibli et tout étourdi, j’étais étendu presque dans un état de défaillance. Tout à coup... n’est-ce pas l’illusion d’un esprit détraqué ? Il me semble que non. Oui, c’est une conversation. Un piétinement de chevaux, un bruit de voix humaines. J’ai voulu crier, mais je me suis retenu. Si ce sont des Turcs ? Qu’arrivera-t-il alors ? A ces tourments d’autres s’ajouteront, plus horribles, dont le simple récit fait dresser les cheveux. Ils m’arracheront la peau, rôtiront mes jambes blessées... Et si ce n’était que cela ! mais ils sont inventifs. Vaut-il donc mieux expirer dans leurs mains