Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/298

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e donc quitté tout ce qui m’était doux et cher, fait une marche de mille verstes, subi la faim, le froid, la chaleur ; suis-je donc enfin couché ici, en proie à des douleurs atroces, rien que pour que ce malheureux ait cessé de vivre ? Qu’ai-je accompli d’utile pour les opérations militaires, à part ce meurtre ?

Un meurtre, un meurtrier... et qui donc ? Moi !

Lorsque j’eus l’idée d’aller combattre, ma mère et Macha ne m’en dissuadèrent pas, tout en me baignant de leurs pleurs. Aveuglé par mon idée, je ne voyais pas ces pleurs. Je ne comprenais pas (maintenant je l’ai compris) ce que je faisais des êtres qui me sont chers.

Mais cela vaut-il la peine de s’en souvenir ? On ne fait pas renaître le passé.

Et quelles étranges appréciations mon acte a provoquées chez beaucoup de mes connaissances.

— Ah ! le fou ! il se fourre sans savoir lui-même où ni pourquoi !

Comment pouvaient-ils parler ainsi ? Comment de telles paroles s’accordent-elles avec faim idées sur l’héroïsme, l’amour de la patrie et autres choses analogues ? A leurs yeux je possédais toutes ces vertus. Et, malgré cela, je suis un fou !

Je me rends donc à Kichenev ; on me charge d’un havresac et de toutes sortes d’attributs militaires. Et je marche avec des milliers de soldats parmi lesquels, sans doute, quelques-uns seulement sont là de leur plein gré, comme moi. Les autres seraient restés chez eux, si on le leur avait permis. Cependant ils marchent aussi bien que nous autres volontaires, ils font des milliers de verstes, ils combattent aussi bie