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mais son énergie le sauva des erreurs ordinaires de la jeunesse. C’est ainsi que, joueur dans l’âme, il ne touchait jamais une carte, ayant réfléchi que sa fortune ne lui permettait pas (comme il le disait) « de sacrifier le nécessaire à l’espoir d’acquérir le superflu ». Mais il restait toutes les nuits devant les cartes, suivant, avec un tremblement fiévreux, les diverses phases du jeu.

L’anecdote des trois cartes frappa vivement son imagination : toute la nuit il y songea.

— Ah ! se disait-il le lendemain soir, tout en flânant par les rues de Pétersbourg, ah ! si la vieille comtesse allait me révéler son secret, ou m’indiquer les trois cartes fatidiques ! Pourquoi ne tenterais-je pas le bonheur !... Me présenter devant elle, chercher à gagner ses bonnes grâces, devenir son ami !... Mais pour tout cela il faut du temps, et elle a quatre-vingts ans. Elle peut mourir dans une semaine, dans deux jours !... Et cette anecdote elle-même est-elle croyable ?... Non ! l’économie, la modération, l'application, les voilà, mes trois cartes fatidiques, voilà ce qui triplera, septuplera ma fortune, me donnera le repos avec l’indépendance !...

Tout, en raisonnant de la sorte, il arriva dans une des belles rues de Pétersbourg, devant une maison d’architecture ancienne. La rue était barrée par les équipages ; les voitures roulaient à la file vers un perron illuminé. Des portières sortaient, à chaque minute, tantôt le petit pied fin d’une belle jeune fille, tantôt une botte à l’écuyère vernie, ou le bas rayé et le soulier à boucles d’un diplomate. Les pelisses et les manteaux défilaient devant un suisse majestueux.