Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/23

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vanité frivole, ne daignaient point la remarquer, quoique Lisaveta Ivanovna fût cent fois plus jolie que les froides et effrontées fiancées autour desquelles ils papillonnaient. Que de fois, quittant d’un pas furtif le salon ennuyeux et pompeux, elle s’en allait pleurer dans sa misérable chambre, meublée d’un paravent recouvert de papier, d’une commode, d’un petit miroir et d’un lit peint, tandis que la chandelle brûlait obscurément dans son chandelier de cuivre.

Une fois, — c’était deux jours après la soirée dont il est parlé au début de cette nouvelle, et huit jours avant la scène où nous nous sommes arrêté, — une fois que Lisaveta Ivanovna, assise à son métier, près de la croisée, regardait dans la rue, elle vit un jeune officier qui, sans bouger, tournait les yeux vers sa fenêtre. Elle baissa vivement la tête et se remit à son ouvrage. Au bout de cinq minutes, elle regarda encore — le jeune homme était toujours là. N’ayant point l’habitude de coqueter avec les officiers qui passaient, elle cessa de jeter les yeux au dehors, et cousit près de deux heures sans relever la tête. On servit le dîner. Elle se leva, et commençait d’arranger son métier, lorsqu’un nouveau coup d’oeil lui montra l’officier à la même place. Cela lui sembla étrange. Après le dîner, elle revint à la croisée, non sans un peu d’émotion ; mais il n’y avait plus personne.

Elle l’avait oublié lorsque, deux jours après, sortant avec la comtesse pour monter en voiture, elle l’aperçut de nouveau. Debout tout près du perron, il se couvrait le visage de son col en castor, et, de dessous son chapeau, ses yeux noirs étincelaient.