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de l’Europe, elle l’avait elle-méme vu, senti et souffert.

— Votre mère est allée en Europe ?

— Oui, et comme l’oiseau qui a bu à une fontaine empoisonnée et qui revient mourir dans son nid pour dire à ses petits : « Ne buvez pas de l’eau qui donne la mort, » Nada est revenue vieillir et mourir dans notre île pour me dire : « Ma fille, regarde mon âme déchirée, et ne va pas au pays ou souffrent les âmes. » Je te raconterai ce qu’était ma mère, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a vu, et tu me diras ensuite si elle a eu raison de m’engager à ne jamais sortir de ma vallée.

Razim pencha sa tête sur sa poitrine, et tomba dans une rêverie mélancolique.

Maurice, sentant que du récit qu’il allait entendre dépendait peut-être le sort de son amour, attendait dans un religieux silence que la jeune fille reprit son discours.

Au bout de quelques minutes elle commença en ces termes :

« Ma mère était la fille d’un grand chef, Kaulike-Ouli, tué dans la grande bataille qui livra à Tamea-Mea Ier la souveraineté entière de notre fertile Oahou. Elle vint ici avec sa mère pleurer le guerrier qui avait été la terreur de ses ennemis et la joie de tous les siens. Elle grandit dans cette même cabane où j’ai grandi comme elle, où je mourrai comme elle. Elle eut quinze ans ; alors c’était la plus belle vierge de toute notre île, les anciens me l’ont souvent dit, et on l’appelait toujours la fleur de la vallée.

Tous les jeunes chefs la recherchèrent, et voulurent lui faire partager leurs richesses et leurs vastes cabanes. Mais elle les refusa tous. Son cœur ne battait à la vue de personne, et son espit errait dans les nuages. On ne la voyait jamais se mêler aux danses de ses compagnes, et elle ne semblait se plaire que dans les lieux solitaires.

Souvent elle allait se coucher sous l’ombre de ces manguiers qui se penchent sur le torrent, et elle y restait jusqu’à ce que la nuit, en abaissant ses ailes, la poussât vers la case de sa mère. Quand celle-ci lui demandait ce qu’elle avait fait pendant les longues heures qu’elle avait passées à l’ombre, Nada répondait : j’ai écouté.

« D’autres fois, elle passait la montagne, et marchait jusqu’à ce qu’elle fût arrivée au pic que l’on appelle la Pointe-de-Diamant, C’est un sommet très-élevé, isolé de tous les autres, que les nuages entourent et que la foudre frappe toujours le premier dans les jours d’orage ; il est entouré de précipices affreux, et cache dans ses flancs de profondes cavernes, où le jour ne pénètre jamais et où les oiseaux de proie viennent faire leurs nids. De là on découvre presque toute l’île, et l’on domine au loin la mer.

» Nada se rendait souvent dans cet endroit, en parcourait les détours les plus perdus et les passages les plus dangereux, et finissait toujours par s’asseoir sur quelque rocher escarpé d’où elle contemplait la mer ; et lorsqu’au retour sa mère lui demandait ce qu’elle avait fait, elle répondait : j’ai regardé.

» Ces longues courses avaient d’abord beaucoup inquiété sa mère ; mais en voyant que jamais il n’arrivait malheur à Nada, elle finit par croire qu’un génie la protégeait, et elle s’habitua, sans trop souffrir, à ses excursions. Ce qui contribuait surtout à la rassurer, c’est qu’elle avait appris qu’un jeune guerrier de la troupe de Kaulikè-Ouli, connu par sa bonté et son courage, suivait sa fille dans ses courses, sans qu’elle s’en aperçût.

» Ce guerrier, c’était Mikoa.

» Comme il n’était ni beau ni riche, il n’avait pas osé se présenter pour devenir l’époux de Nada ; mais la mère de ma mère savait qu’il nourrissait pour elle un amour ardent, et qu’il donnerait le bonheur à celle qui partagerait sa couche ; et elle laissait Mikoa suivre sa fille, espérant qu’il toucherait son cœur. Elle n’aurait pas voulu mourir sans laisser à ma mère quelqu’un pour l’aimer et la protéger. Mais ces désirs étaient vains ; car pendant longtemps Nada ne s’aperçut pas seulement que Mikoa la suivait ; et quand elle s’en aperçut, elle lui défendit de continuer.

« Le guerrier ne répondit rien et s’éloigna.

« Depuis ce temps, ma mère ne le rencontra plus jamais dans ses promenades, non qu’il eût cessé de la suivre en effet, mais parce qu’il prenait plus de précautions pour se dérober à sa vue.

« Un jour, étant tombée d’un rocher sur lequel elle s’était trop avancée, elle fut aussitôt secourue par Mikoa, qui l’emporta évanouie dans ses bras jusqu’au bord d’une fontaine assez éloignée. Elle n’était pas blessée grièvement, et quelques gouttes d’eau qu’il lui jeta sur le visage suffirent pour la ranimer. Quand elle revint à