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ment, les souvenirs de sa vie passée venaient le poursuivre et le tourmenter avec une force irrésistible ; et, dans les coins les plus perdus de l’Océanie, sa mauvaise habitude de soupçonner et de dédaigner triomphait de tous ses autres sentiments, comme au milieu des capitales de l’Europe.

C’était sous le coup de ces idées que Maurice s’était endormi.

Ce fut sous la même influence qu’il se réveilla.

L’orage était entièrement dissipé ; pas un nuage ne tachait la vaste nappe du ciel, et le soleil s’élevant rapidement du sein de l’Océan commençait à sécher les prairies humectées par la pluie de la veille.

Le jeune homme prit dans ses malles quelques objets curieux ou brillants, en fit un petit paquet qu’il mit sur son épaule, au bout d’un bâton, et partit pour la vallée.

Il trouva Razim seule, comme la veille. Elle était assise à l’ombre d’un bouquet de palmiers, à peu de distance de sa cabane, et s’occupait à raccommoder des filets.

Quand elle aperçut Maurice, elle lui fit de la main un geste de bienvenue, elle l’invita à s’asseoir à côté d’elle. Il s’assit à ses pieds en la regardant fixement et baisa le bas de son manteau de pagne.

Elle le regarda à son tour, avec étonnement, sans témoigner ni joie ni colère, et se remit à son ouvrage. Puis elle entama ainsi la conversation avec lui :

— Mikoa m’a chargée de te dire pour lui toutes les paroles de l’amitié.

— Mikoa savait donc que je viendrais aujourd’hui ? répondit Maurice.

— Il le croyait.

— Et il vous a laissée seule ?

— Oui. Le soleil brille au ciel.

— Mais il ne craint donc rien de moi ?

— Que veux-tu qu’il craigne ? Vous êtes tayos.

— Il m’a dit cela hier au soir. Mais je ne l’ai pas bien compris. Que veux dire ce mot ?

— Quand deux hommes se choisissent et s’acceptent pour tayos, c’est qu’ils veulent tout partager ensemble tant qu’ils habiteront la même terre. Ainsi, ton ami deviendra l’ami de Mikoa, ton ennemi son ennemi ; si tu veux voguer sur la mer, tu monteras avec lui dans sa barque, et si tu veux dormir, tu auras la moitié de sa natte. Est-ce que tu ne veux pas être tayo de Mikoa ?

Maurice hésita un instant avant de répondre, il craignait qu’il n’y eût là un piège tendu à sa bonne foi, et que le rusé sauvage ne vînt, en abusant de la parole qu’il donnerait, le dépouiller à son aise. D’un autre côté, il aurait eu honte de répondre par une défiance injurieuse à une loyale offre d’amitié.

Heureusement, une lotte entre les bons et les mauvais sentiments ne pouvait durer longtemps dans ce cœur chevaleresque ; et, cédant à sa générosité naturelle, le jeune homme s’écria au bout d’un instant :

— Je le veux. J’accepte Mikoa pour ami et pour frère ; qu’il dispose de moi et de tout ee qui est à moi, et que la foudre tombe sur celui qui manquera de parole à l’autre.

— Voilà qui est bon, dit la jeune fille avec satisfaction ; Mikoa se réjouira.

Puis elle ajouta avec tristesse :

— Pauvre Mikoa ! il ne se réjouit pas souvent Tu es heureux, étranger ; tu auras fait sourire celui qui pleurait.

Maurice, attendri de ces paroles, sans pourtant bien savoir ce qu’elles signifiaient, saisit vivement la main de Razim, et la serrant sur son cœur, lui dit :

— Ah ! c’est toi, charmante fille du désert, que je serais heureux de consoler.

— Moi ? je n’ai pas besoin de consolation ; je ne souffre pas.

— Et pourtant,… n’est-ce pas votre mère que vous avez perdue l’autre jour ?

— C’est elle. Mais je n’en souffre pas.

— Vous ne l’aimiez donc pas ? s’écria Maurice avec une sorte d’étonnement douloureux.

La jeune fille le regarda d’un air incertain, comme si elle n’eût pas compris ce qu’il voulait lui dire.

— Comment, reprit-elle au bout d’un instant, est-ce que tu connais quelqu’un qui n’aime pas sa mère ? J’ai aimé la mienne de tout mon cœur : c’était une partie de mon existence, une partie de moi. Mais je savais que cette partie serait un jour séparée de moi ; je m’y attendais ; et, quand l’heure triste est venue, elle m’a trouvée résignée. Ah ! si ma mère, vivante, eette image de Dieu qui est grand et bonv, m’avait abandonnée volontairement, alors j’aurais horriblement souffert sans doute, et Mikoa m’eût peut-être enter-