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serait infailliblement cassé le cou au milieu des précipices. Mais, grâce à lui, il avait heureusement accompli la partie la plus difficile et la plus périlleruse de sa route, car, en mettant le pied sur la crête de la montagne, il vit briller presque à ses pieds les rares lumières qui indiquaient la position de la ville.

Toujours guidé par le sauvage, il descendit rapidement le chemin qui y menait, et au bout d’un quart d’heure il était rentré dans sa case.

Mikoa accepta l’offre qu’il lui fit de s’y reposer un moment, quoiqu’il ne fût pas fatigué, et voulut y manger un morceau de pain, afin de consacrer davantage les liens d’hospitalité qui les attachaient l’un et l’autre.

Quand il eut fini :

— Maintenant, nous sommes tayos, lui dit-il ; tant que tu seras ici, dispose de moi. Que la nuit te soit favorable !

Il ouvrit la porte pour s’en aller ; mais, pendant le peu d’instants qu’il avait passés dans la case, le vent s’était Içvé et faisait courir rapidement sur le ciel de gros nuages noirs que sillonnaient déjà des éclairs, et Maurice, prévoyant un orage, voulut retenir son hôte.

— Je ne puis accepter la natte que tu m’offres sous ton toit, lui répondit le sauvage : Razim ne dormira pas avant que Mikoa ne soit rentré dans la cabane ; et les yeux qui pleurent ont besoin de sommeil. La nuit s’avance ; il faut que je parte. Tu me montres le ciel ; bon ! bon ! Le vieux sauvage n’a pas peur du vent et de la foudre ; le vieux sauvage a des frères qui chassent dans les nuages.

À ces mots, il partit en courant. La pluie commençait à tomber, et le bruit de ses pieds nus sur le sol ne tarda pas à se perdre.

Resté seul, Maurice se repentit un moment des mauvaises pensées qu’il avait eues sur la belle et triste Razim.

— Pour inspirer un si grand dévoûment sans amour, se dit-il, il faut qu’une femme soit bien noble et bien bonne. Cet homme me semble un modèle de générosité et de bienveillance, et il ne saurait aimer que des êtres qui lui ressemblent.

Mais bientôt la défiance reprit le dessus sur l’enthousiasme ; et, changeant brusquement de ton avec lui-même, il continua de la sorte : « — Après tout, qui les empêcherait de se ressembler en mal plutôt qu’en bien, et d’être, lui, un cicérone habile qui cacherait, sous de belles apparences, une avidité ignoble ; et elle, une prostituée adroite qui saurait donner à l’effronterie du vice l’apparence de la franchise et de candeur ? Enfin, nous verrons bien, et ils seront malins s’ils m’attrapent.

Là-dessus, il s’endormit, mais avec moins de tranquillité que n’eût dû lui en inspirer le discours qu’il venait de se tenir à lui-même. C’est qu’il souffrait, sans s’en douter, du mal qu’il faisait aux autres dans son opinion, et qu’il ne pouvait avoir sur la nature humaine une pensée triste ou méprisante, sans faire tomber sur lui-même un peu de cette tristesse ou de ce mépris.

C’était, au fond, un homme très bon et très-sympathique, mais vicié en plusieurs points par la mauvaise éducation qu’il avait reçue, et, pour ainsi dire, par le mauvais air qu’il avait respiré dans sa jeunesse. Il avait vécu au milieu d’un monde faux, incrédule et railleur, à qui rien ne paraissait aussi honteux que le rôle de dupe ; et il avait vu autour de lui d’assez nombreux exemples de perfidie et de mensonge pour être porté à croire ceux qui disaient qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour échapper à la tromperie que de tromper ou de mépriser d’avance.

Comme il était trop loyal pour tromper personne, et que le faux amour-propre qu’on lui avait inculqué, et comme incrusté, lui faisait craindre follement d’être trompé, il se réfugiait naturellement dans la défiance et dans le mépris systématique. Cet état lui paraissait bien souvent odieux et insupportable ; mais comme il n’avait pas le courage de se livrer à une confiance qui pouvait le rendre dupe, et par là même, selon ses idées, ridicule, il ne savait où chercher la tranquillité d’âme dont il avait besoin.

Une des raisons qui l’avaient, sans qu’il s’en rendit bien compte, déterminé à entreprendre son grand voyage, était l’espérance de rencontrer un monde plus étroit sans doute, mais aussi plus sincère que celui qu’il quittait, et où il pût, sans craindre une duperie, renoncer à l’incessante circonspection dont il avait été jusqu’alors obligé de s’envelopper. Mais c’était en vain qu’il cherchait ; il lui semblait voir que les hommes étaient partout les mêmes ; et comme son mal était bien plus en lui-même que dans les autres quand il lui arrivait de trouver des gens qui lui paraissaient dignes de toute sa confiance et de son estime, tout d’un coup, sans qu’il pût dire com-