Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non, répondit-elle. Tu n’as pas l’habitude de faire cela. Tu es un homme riche.

Maurice la regarda avec étonnement. — Connaitrait-elle nos mœurs, par hasard ? se dit-il en lui-même. Puis il ajouta tout haut :

— Il est vrai ; je ne suis pas habituée ces travaux ; mais si je manque d’habileté, je ne manque pas de force ; et, si vous le voulez, je porterai les gerbes dans votre cabane.

— Non, répondit-elle, c’est Mikoa qui est chargé de cela ; et si, au retour de la pêche, il ne trouvait pas son fardeau à porter, il serait triste. Mikoa est bon.

— Mikoa demeure avec vous dans cette cabane ?

— Tu l’as dit.

— C’est votre parent ?

— Non. C’est mon ami.

À ce mot d’ami, un éclair de jalousie traversa l’âme du jeune homme ; mais il en eut honte et le réprima aussitôt. « Moi, jaloux ! se dit-il ; et de qui, et pourquoi ? Parce que je contemple depuis une heure les beaux yeux noirs de cette femme, est-ce une raison pour aller me troubler la cervelle ? En quoi me regardent ses actions ? que m’importent ses goûts ? Elle a un amant : eh bien ! tant mieux pour elle, et surtout pour lui. C’est un heureux coquin. » S’étant consolé par ce mot parisien, il repritla conversation avec la même tranquillité qu’auparavant.

— Est-ce que vous n’avez pas de parents ? dit-il à l’inconnue, qui continuait son travail.

— Il y a huit jours, j’avais ma mère, répondit-elle en laissant tomber sa faucille et en croisant ses mains ; mais aujourd’hui Razim est seule.

Et une larme roula dans ses yeux.

— Oh ! non pas seule, ajouta-t-elle vivement au bout d’un instant, Mikoa est là.

Maurice vit avec peine qu’il venait de réveiller en elle une douleur endormie, et, se rappelant la lugubre scène de l’enterrement, il tomba, comme la pauvre Razim, dans une profonde mélancolie. Ils en furent tous deux tirés par l’arrivée de Mikoa. Il avait achevé sa pêche, dont il portait sur l’épaule les instruments et le produit.

Mikoa était un homme grand et vigoureux, vêtu complètement à la manière nationale. Les tatouages dont sa tête et ses épaules étaient couvertes lui donnaient un air dur et sauvage, et empêchaient qu’on ne vit son âge. Il fit avec la main un salut amical au voyageur, et alla serrer dans ses bras Razim, qui l’embrassa avec effusion.

Maurice, quoi qu’il pût faire, ne vit pas d’abord sans déplaisir cet échange de caresses ; mais il ne put étouffer un soupir de satisfaction quand il entendit le sauvage dire à la jeune femme :

— Bon soleil pour le reste de la journée, ma fille !

Ils s’entretinrent quelques instants ensemble mais tellement bas et vite, que Maurice, qui ne savait que très imparfaitement leur langue, ne put les comprendre. Il passa ce temps à les considérer tour à tour, et les reconnut sans hésitation pour les deux personnages qui avaient si singulièrement captivé son attention pendant une nuit de la semaine précédente.

Mikoa, ayant terminé son entretien avec celle qu’il appelait sa fille, adressa la parole au voyageur, et lui dit :

— Etranger, les hommes de tes contrées ne font rien sans avoir un but Pourquoi es-tu venu dans notre vallée solitaire ?

— Par hasard, et pour échapper à la foule des hommes, répondit Maurice. La solitude est une amie dans le sein de laquelle j’aime à me reposer.

— Je te comprends, jeune homme. Il y a des fleurs qui ne s’épanouissent que derrière les rochers, à l’abri du vent. Mais alors pourquoi restes-tu avec nous, maintenant que ta faim est apaisée.

— Je vous crois malheureux, et j’aime ceux qui souffrent. On aime ceux qui nous ressemblent.

— Pourquoi crois-tu que nous souffrons ? Tu ne nous connais pas.

— Cache, cache la tombe, vieux guerrier ; jette de la terre et de la terre sur le mort, et mets des pierres dessus pour que le vautour blanc ne voie pas le trou et ne déterre pas le cadavre. Hélas !

— Où donc as-tu entendu ces paroles ? s’écria le sauvage en s’approchant vivement du jeune étranger.

— J’étais là, répondit Maurice, l’autre nuit quand la lune brillait au ciel, et que…

— Assez, dit le sauvage en lui serrant la main. Es-tu notre ami ?

— Si tu le veux.

— Viens l’asseoir sous notre toit.

Ils partirent tous trois ensemble, et allèrent se reposer dans la cabane.

Charmé de la douce hospitalité dont il était l’objet, Maurice resta jusqu’au soir, partageant