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Agité d’émotions inconnues, le voyageur fit un violent effort pour sortir de son incertitude, et s’éveilla. Mais quoiqu’il eût reconnu tout d’abord l’aloès qui lui servait d’abri et qu’il vît rayonner au-dessus de lui les millions d’étoiles que le ciel des songes ne sait point emprunter au vrai ciel, il crut un instant qu’il continuait de rêver. Un homme moitié nu, mais dont la tête était ornée de grandes plumes, exécutait à quelques pas de lui une scène bizarre et au premier abord incompréhensible. Il dansait pendant quelques minutes, et s’accompagnait en frappant d’une lance qu’il tenait de la main droite sur une sorte de tambourin qu’il portait dans la gauche ; puis, s’arrêtant tout-à-coup au milieu d’un mouvement violent, il se mettait à chanter, sur un mode lent et monotone, une complainte mélancolique dont le refrain était celui-ci :

« Cache, cache la tombe, vieux guerrier ; jette de la terre et de la terre sur le mort, et mets des pierres dessus, pour que le vautour blanc ne voie pas le trou et ne déterre pas le cadavre. Hélas ! »

Ce refrain achevé, l’inconnu recommençait sa danse pendant quelque temps ; puis il l’interrompait de nouveau pour reprendre sa chanson.

Maurice qui comprenait la langue dont il se servait, remarqua un couplet dont voici le sens :

« Elle était belle ; mais elle a fleuri loin de nous. Le blanc a pris son parfum.

Elle était bonne ; mais elle est morte, et nous sommes forcés de cacher ses restes. Les blancs nous défendent sa poussière.

« Bon Dieu ! nous ne sommes plus les maîtres du pays où nous sommes nés ; nous ne pouvons plus posséder la femme que nous aimons, ni élever l’enfant qui sort de nous, ni enterrer le père qui nous a engendrés, ni garantir notre maison de la maladie en y plaçant les arêtes des poissons sacrés, ni te célébrer par des sacrifices, toi, bon Dieu ! Tu as tout donné aux blancs sur la terre, ne leur donne pas notre pays des nuages, afin que nous puissions y chasser avec nos frères, y danser avec nos sœurs, et rire et pleurer avec ceux que nous avons aimés.

« Car Nada esc morte !

« Nous ne verrons plus Nada ici-bas ; cache, cache la tombe, vieux guerrier ; jette de la terre et de la terre sur le mort, et mets des pierres dessus, pour que le vautour blanc ne voie pas le trou et ne déterre pas le cadavre. »

L’inconnu continua ainsi jusque ce qu’épuisé de fatigue, il se laissa tomber tout de son long par terre. Il resta quelque temps immobile comme un mort, la face appuyée contre le sol. Inquieté de cette immobilité, Maurice se disposait à aider au secours de l’inconnu, quand celui-ci se releva brusquement. Il leva les mains au ciel en poussant des cris plaintifs, saisit son tambourin et sa lance les mit en pièces, arracha les plumes de sa coiffure et les foula aux pieds ; puis il alla chercher quelques pierres qu’il jeta sur l’endroit où il avait dansé, et recouvrit tout avec des tas de feuilles sèches qu’il avait amassées à l’avance. Quand il eut fini, il prit une poignée de terre, la répandit sur sa tête, et, croisant ses bras sur sa poitrine, il s’en alla lentement.

Maurice, profondément ému du spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux, ne put pas se rendormir. Heureusement la nuit était déjà bien avancée, et il fut bientôt tiré de sa préoccupation par l’apparition du jour. Il se mit à suivre avec délices les progrès de la lumière et attendit, dans une sorte d’extase, que le soleil se montrât. Lorsqu’après avoir doré le sommet des montagnes voisines il éleva au-dessus du Pasli sa tête rayonnante, le voyageur le salua d’un cri de joie et d’admiration ; puis, adressant un tendre adieu au coin de la terre où dormait cette Nada, objet d’une si touchante douleur, il reprit son chemin de la veille et retourna à la ville.

Là, sa première idée fut de demander quelques renseignements sur la famille de la vallée ; mais il fut arrêté par la double crainte de compromettre, par des questions maladroites, ses amis inconnus, et de voir dépoétiser par quelque sotte réponse les seuls objets qui eussent réalisé jusqu’à présent son idéal de voyageur. Il résolut de garder pour lui seul sa découverte, et d’employer à la continuer les premiers instants dont il pourrait disposer. Malheureusement il fut retenu pendant plusieurs jours sur le navire et à la ville, tantôt par les importuns, tantôt par le mauvais temps. Mais un matin que personne n’était encore éveillé et qu’une brise de bon augure promettait une belle journée, il s’échappa de la chambre que le roi lui avait donnée dans une de ses cases, et prit le chemin de la vallée, il y arriva comme la pre-