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passible, avait sur son adversaire l’avantage du sang-froid, de la force et de l’habitude. Aussi les quatre témoins commencèrent par convenir que, dans le cas où le duel aurait lieu, l’épée serait abandonnée comme n’offrant pas des chances égales pour les deux adversaires. Ensuite ils tâchèrent d’arranger l’affaire pacifiquement ; mais, à la première proposition d’accommodement, le vicomte se récria, et déclara tout d’abord qu’il ne voulait se battre qu’à trois pas avec un seul pistolet chargé.

Toutes les remontrances de ses amis furent inutiles, il demeura inébranlable dans sa résolution.

— Quand les témoins virent qu’il fallait renoncer à toute proposition raisonnable, ils commencèrent leur œuvre de dévoûment, et réglèrent toutes les dispositions du combat.

Les sinistres apprêts du duel se firent en face des deux adversaires : on chargea un seul pistolet, puis on le plaça dans un chapeau avec un pistolet vide.

Formose et le vicomte prirent chacun son arme au hasard.

Ils se mirent à trois pas en face l’un de l’autre.

Ils tendirent les bras et croisèrent leurs pistolets.

— Il est encore temps, Monsieur, dit Formose au vicomte ; C’est vous qui voulez ce duel.

— Misérable ! s’écria M. de Larcy, et il lâcha la détente.

La capsule seule brûla ; il avait le pistolet vide. Formose ne sourcilla pas.

— Tuez-moi, Monsieur ! s’écria le vicomte.

— Jamais, répondit Formose ; allez, je vous donne la vie. Puis il ajouta plus bas : — Vous ne direz plus maintenant que je suis un assassin. Et il jeta son pistolet à terre.

— Infamie et malheur ! cria le jeune homme, emporté par un accès de rage, et que la fureur avait rendu pourpre ; je vous dois déjà la honte, je ne veux pas de votre grâce. Et se précipitant sur le pistolet du prince : — Cet homme, dit-il en montrant Formose, est mon assassin. Dieu me vengera un jour. Et il se fit sauter la cervelle.

Les témoins s’élancèrent vers lui pour arrêter son bras ; mais il était trop tard, il ne restait plus qu’un cadavre.

LA FOLLE.

Aussitôt après le double départ de M. Eugène de Larcy et de Formose, M. de Larcy le père et Mlle d’Orion étaient retournés en Normandie, au château de Blenneville. En revoyant ces lieux, désormais consacrés par sa douleur et son amour, Mlle d’Orion ressentit ce vide et cette vague lassitude que l’on éprouve le lendemain d’une fête ; elle avait été si heureuse pendant ce mois où elle s’était abandonnée à la pente de son rêve, qu’elle n’osait croire à la prolongation de cette calme félicité ; à la vue de ce kiosque où son cœur avait tant de fois battu, de ce sentier perdu qui lui rappelait de si chers souvenirs, elle demeura rêveuse, et une larme glissa le long de ses joues ; il lui semblait qu’avec l’élu de son cœur, se fût envolé l’essaim joyeux de ses espérances, ingrates hirondelles qui souvent ne reviennent plus visiter le nid délaissé.

M. le comte de Larcy suivait d’un œil inquiet les progrès de cet amour : il avait cru que, lorsqu’il se trouverait seul avec sa pupille, il pourrait facilement battre en brèche cette passion de quelques jours, et faire revenir la jeune Henriette à des idées plus raisonnables, il avait trop présumé de sa volonté. Quand il vit Mlle d’Orion reprendre le cours de sa vie habituelle, sans lui parler de rien, sans faire aucune allusion aux prétentions du prince, il ne sut plus de quel côté aborder ce sujet épineux de conversation, et il se trouva désarmé par le silence et l’apparente résignation de la jeune fille. Quelquefois il voulait se faire illusion et prendre pour de l’indifférence et de l’oubli cette attitude froide et réservée ; mais une circonstance inattendue, un mouvement de tête, un regard, un geste imperceptible surpris à de certaines paroles prononcées, venaient bientôt lui démontrer son erreur. L’intention évidente de Mlle d’Orion d’échapper à toute interrogation officieuse, sa vie contemplative, les endroits solitaires recherchés par elle comme un refuge ouvert à ses pensées, ne prouvaient que trop que l’amour avait jeté dans celle âme fière et enthousiaste des racines profondes et durables.

À force d’étudier les sentiments secrets de sa pupille, et de suivre pas à pas le développement de sa passion pour le prince, M. de Larcy, qui connaissait d’ailleurs l’inébranlable volonté et le caractère indomptable de la jeune fille, s’habituait tout doucement à ne plus considérer que comme une chimère l’ambition de toute sa vie,