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j’oublierais peut-être de vous faire cette interrogation… Et il montrait au jeune homme, de manière à ce que personne autre que le vicomte ne pût s’apercevoir de quoi il s’agissait, la lettre de change fausse souscrite au juif Génins deux mois auparavant.

À cette vue, M. de Larcy devint pâle comme un mort ; il resta immobile, sa langue se sécha à son palais ; il se demandait comment cette terrible pièce, qu’il avait en quelque sorte oubliée, était tombée entre les mains de Formose.

Formose replia le papier, regagna sa place et dit au jeune homme avec un air tranquille et dégagé :

— Maintenant, Monsieur le vicomte, veuillez être assez bon pour achever votre histoire ; pour ma part je prends à votre récit le plus vif intérêt.

M. de Larcy venait de comprendre à l’instant que le nom de son père était déshonoré, que lui-même était perdu s’il disait un mot de plus. Les rôles étaient changés, d’accusateur il devenait accusé, de juge il était criminel.

Il resta anéanti, on ne savait à quoi attribuer cette subite métamorphose ; l’extrême pâleur répandue sur ses traits frappa Mme de Veyle, qui lui demanda aussitôt s’il se trouvait mal.

— Oui, répondit-il, je me sens faible, la fatigue du voyage, la chaleur qu’il fait ici, tout cela me rend malade ; et il s’assit sur un fauteuil.

L’émotion du vicomte, produite par la vue de la lettre présentée par Formose, avait en effet été telle, qu’il perdit réellement connaissance.

La marquise lui fit respirer des sels, on le transporta dans une chambre voisine, et quand il fut sorti, Formose dit à demi-voix, à deux ou trois personnes placées auprès de lui :

— Je ne sais si vous pensez comme moi ; mais il me semble que le cerveau de M. de Larcy a reçu une légère atteinte ; cette histoire étrange, racontée d’une façon plus étrange encore, n’indique pas un esprit très sain.

— C’est ce que je pensais en ce moment, répondit quelqu’un.

—Je suis aussi tout-à-fait de cet avis, dit M. de Pommereux ; avez-vous remarqué l’air égaré qu’il avait en entrant ?

— Et puis, quel singulier regard ? dit Formose.

En ce moment la marquise revint au salon, M. de Larcy allait mieux, et avait chargé la marquise d’exprimer à l’assemblée tout le regret qu’il éprouvait pour le trouble qu’avait causé son accident subit. — Cela ne sera rien, ajouta Mme de Veyle, une faiblesse causée par la fatigue d’une longue route, voilà tout.

— Pauvre jeune homme, murmura Formose avec un air de componction, tant mieux s’il n’a que le corps malade.

— Que voulez-vous dire ? demanda Mme de Veyle ; croiriez-vous que sa raison soit menacée ?

— Je ne sais, mais cette histoire, ces fables incohérentes, ce débit lent et pénible qui ne lui est pas naturel, tout cela indique quelque chose de sinistre.

— O mon Dieu ! s’écria la marquise, vous me faites peur.

Après quelques phrases sur ce sujet, chacun prit congé de Mme de Veyle.

Formose revenait à pied à son hôtel, sous l’impression de cette horrible soirée qui lui avait paru d’une longueur mortelle. Il était encore sous le poids du supplice que lui avait fait éprouver le récit du vicomte, et il se demandait comment M. de Larcy, qu’il croyait à tout jamais englouti dans les flots, lui était apparu tout-à-coup comme un fantôme accusateur, lorsqu’en traversant la place de la Concorde, il fut accosté par un jeune homme, c’était encore M. de Larcy.

Formose, craignant une attaque nocturne, se mit aussitôt sur la défensive.

— Ne craignez rien, Monsieur, lui dit le jeune homme, je ne suis ni un assassin ni un lâche, moi.

Formose, honteux d’avoir manifesté un mouvement de crainte, reprit aussitôt son assurance ordinaire et dit au vicomte :

— Que voulez-vous de moi, Monsieur ?

— Comment, reprit le vicomte, vous êtes-vous procuré le papier que j’ai vu ce soir entre vos mains ?

— Il est inutile de vous le dire, l’important est que vous sachiez qu’il est en mon pouvoir, et qu’au premier mot sorti de votre bouche…

— Infâme ! interrompit le vicomte.

— Où tendent cette démarche et ces injures, Monsieur ? interrompit superbement Formose.

— Ne savez-vous pas, répondit le vicomte, que je suis maître de vous, que je n’ai qu’un mot à dire pour qu’on ne voie en vous qu’un miséra-