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parlé, mais qu’on pouvait apprendre d’un jour à l’autre. Si M. de Larcy le père concevait quelques doutes ?… mais sur quelle base se fonderaient ses soupçons ?… D’ailleurs Formose se regardait comme innocent de ce crime, commis en dehors de sa participation et de sa volonté.

Formose, tout-à-fait rassuré, résolut d’aller dans sa propriété de Normandie pour voir Mlle d’Orion ; avant de partir, il alla prendre congé de Mme de Veyle.

En arrivant chez la marquise, qui donnait ce soir-là sa dernière petite réception, Formose y rencontra, à quelques exceptions près, la même société qu’il y avait vue trois mois auparavant. Quand il entra dans le salon, la conversation roulait précisément sur l’affaire des fausses traites, et chacun disait son mot sur cette histoire ; les uns assuraient qu’on était à l’affût d’une bande de malfaiteurs, qui fabriquaient depuis quelque temps de la fausse monnaie et des valeurs illusoires ; d’autres prétendaient que le coup avait été conçu et exécuté par des étrangers. Formose, interrogé à son tour sur ce qu’il savait à cet égard, répondit qu’il ne connaissait de l’affaire que ce qu’il en avait lu dans les journaux, mais qu’il ajoutait volontiers foi à l’opinion du Morning Herald, lequel assurait que cette audacieuse machination était l’œuvre d’aventuriers américains.

Ce sujet de causerie abandonné, on parla du voyage du prince en Italie, Formose fit une description très pittoresque de ce voyage prétendu, raconta quelques particularités gaies et spirituelles, puis faisant allusion, par une adroite transition, à ses nouveaux projets, il termina par une phrase sentimentale, sur le déchirement qu’il avait éprouvé en disant un éternel adieu à cette terre où il était né, et qu’il sacrifiait à sa patrie d’adoption.

Lorsqu’il eut exécuté ses tours de voltige sur la corde raide de la sensibilité, M. de Pommereux s’approcha de lui et ils causèrent un instant à l’écart. M. de Pommereux, qui n’avait pas vu le prince depuis le départ de ce dernier pour la Normandie, lui adressa des compliments sur son futur mariage avec Mlle d’Orion, mariage qui, assurait-il, n’était plus un secret pour personne.

— Je vous félicite d’autant plus de votre bonheur, ajouta-t-il, que vous avez supplanté ce petit de Larcy que je n’ai jamais pu souffrir.

Formose s’inclina en signe de remercîment.

— Concevez-vous, continua M. de Pommereux, la folie de ce jeune homme ? il pouvait épouser l’une des plus belles et des plus riches héritières de France, et il va s’amuser à filer le parfait amour avec une femme de rien qui, depuis trois semaines que le vicomte est parti, a déjà deux fois changé d’amant.

— Ce n’est après tout qu’un écart de jeunesse, répondit Formose qui ne risquait pas beaucoup à faire de la générosité.

Il avait à peine fini de parler, que la porte du salon s’ouvrit à deux battants, et qu’un nouveau personnage entra sans se faire annoncer. À la vue de cet homme, Formose sentit une sueur froide inonder son visage, et il resta comme pétrifié.

Le nouvel arrivant était le vicomte de Larcy.

M. Eugène de Larcy, que nous avons laissé dans le Danube, n’avait été qu’étourdi par le coup que lui avait donné Chaulieu. Le fleuve avait rejeté sur la rive le corps du jeune homme qui, revenu à lui après une heure d’évanouissement, s’était traîné vers la grande route et avait gagné avec beaucoup de peine une mauvaise auberge où il était resté pendant trois ou quatre jours entre la vie et la mort. Peu à peu la nature avait repris le dessus, et le vicomte, échappé miraculeusement, n’avait plus songé qu’à revenir à Paris au plus vite pour tirer une vengeance éclatante de Formose, le déshonorer publiquement et sauver Mlle d’Orion. Tout entier à son idée de terrasser cet homme dont il connaissait enfin la vie, il n’avait pas même pensé à dénoncer les meurtriers de Blumster ; il voulait se réserver le plaisir de frapper lui-même Formose et de le démasquer aux yeux de tous.

L’entrée de M. Eugène de Larcy avait produit une impression d’étonnement général ; on le croyait à Vienne. La marquise pensait que le vicomte, tourmenté par l’idée du mariage de sa cousine avec le prince, n’était revenu que pour s’opposer de toutes ses forces à cette union. Elle attribuait la pâleur répandue sur le visage de Formose et de M. de Larcy à l’espèce de haine que devait exciter entre ces deux hommes leur rivalité. A l’aspect de M. de Larcy, elle s’empressa de prendre une figure souriante, et lui dit, en forme de plaisanterie, pour détourner l’orage :

— Eh bien, cher diplomate, nous avons donc abandonné notre poste ? Depuis quand êtes-vous ici ?