Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait assigné à ses amis un rendez-vous au château de Blumster. D’après les ordres du prince, ils devaient s’y trouver vers les premiers jours de juillet. Tous s’étaient rendus au poste assigné, à l’exception de Formose, qu’ils attendaient d’un jour à l’autre.

Maintenant voici quelle était l’occupation et le genre de vie de ces jeunes gens dont Formose était le chef. On a déjà pu comprendre par ce qui a précédé que la délicatesse sur le choix des moyens ne constituait pas la base fondamentale de leur code sociétaire ; ainsi, pendant l’hiver, ces dandys élégants, en gants paille et en bottes vernies, se dispersaient dans les capitales, couraient les cercles, les bals de souscription où tout le monde est admis pour son argent, et se faufilaient même jusque dans les salons de la bonne société. Là, comme ils possédaient des talents de premier ordre, et qu’ils étaient passés maîtres dans l’art de filer les cartes et de sauter la coupe, ils faisaient des rafles énormes et vivaient sur le produit de leur habileté ; ils travaillaient en grand et opéraient sur une vaste échelle. Cette association, despotiquement organisée, sous la conduite d’un chef habile qui prévoyait tout et parait à tout, avait amassé d’immenses capitaux qui fructifiaient encore par des moyens illicites et infâmes, par des prêts usuraires opérés à l’aide d’escompteurs, agents intermédiaires qui ne connaissaient qu’un seul membre de l’association, Berthold, lequel, à leurs yeux, paraissait agir pour son propre compte. Puis chacun des associés entretenait des relations particulières qui profitaient à tous ; ils faisaient des affaires de bourse, pariaient à coup sûr, et exerçaient, en un mot, par leur ruse et leur industrie, une sorte de flibusterie universelle.

Pendant l’été, alors que tout le beau monde court les champs et se disperse en province ou à l’étranger, les pirates élégants jetaient bas leur costume de dandys et se transformaient en écumeurs de grandes routes. Retirés à Blumster, ils attendaient les victimes sans sortir de leur repaire, ils les dépouillaient, les égorgeaient, et tout était dit ; car les choses étaient établies d’après un plan merveilleusement combiné. Ces hommes enfermés dans leur château dont Berthold était le propriétaire nominal et apparent, ne se montraient jamais en dehors de l’enceinte de la propriété. On ne les connaissait même pas ; seulement ils étaient parvenus à placer aux deux relais de poste correspondants deux affidés subalternes en qualité de postillons. De cette façon, le postillon de l’une ou l’autre station jugeait sur la mine des voyageurs s’il devait ou non les verser au pied du château, ou briser leur voiture, et les forcer, par un moyen de cette nature, à chercher un refuge chez les hôtes de Blumster, éloigné de toute habitation. À chaque nouvelle proie, l’affidé recevait en manière de prime une forte somme ; les voyageurs entraient, et l’on n’en entendait plus parler. De là peut-être le secret de toutes ces disparitions dont on n’a jamais pu se rendre compte ; de là toutes ces nouvelles de suicides supposés répandues à profusion à la troisième page des journaux. Quand un homme, parti pour un voyage, ne revenait pas, on s’inquiétait d’abord de la prolongation de son absence, on faisait des recherches vaines, et l’on accusait quelque glacier suisse ou quelque crevasse des Alpes d’avoir englouti son cadavre.

Or, ce château de Blumster était précisément celui dans lequel venaient d’entrer M. le vicomte de Larcy et son compagnon de route.

Le domestique qui avait dressé la table n’était autre que le personnage que nous connaissons sous le nom de Chaulieu.

Il avait eu soin de revêtir un costume en rapport avec sa profession momentanée. Il portait une livrée étourdissante et une perruque poudrée.

Quand la symétrie des plats ne laissa plus rien à désirer, il fit un salut et se retira.

— Le diable m’emporte ! s’écria M. de Larcy, resté seul avec l’Allemand, si je n’ai pas vu quelque part ce grand coquin-là !

— Quoi d’étonnant ? répliqua l’interlocuteur avec son flegme germanique.

— Il me semble que j’ai aperçu la figure de ce laquais… je ne sais où ; mais, à coup sûr, c’est dans un salon de Paris.

— Il annonçait les invités, dit l’Allemand, en se servant une cuisse de poulet froid.

— Pas du tout ! pas du tout ! s’écria le vicomte : il jouait à la même table que moi, et gagnait des monceaux d’or.

— Monsieur le vicomte, dit l’Allemand, que les craintes et les suppositions de M. de Larcy trouvaient calme et indifférent, permettez-moi