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et apprise par cœur. Toute sa politique en cette affaire consisterait à temporiser, espérant lasser l’une des deux parties ; il ne voulait pas rompre en visière et refuser net, mais il alléguerait des prétextes, des considérations spécieuses ; et enfin, s’il était poussé à bout, il déclarerait que sa qualité d’oncle et de tuteur faisant peser sur lui une lourde responsabilité, le prince, quelle que fût la haute considération dont il jouissait, devrait préalablement dresser une sorte de bilan de sa position de famille et de fortune.

Formose, de son côté, avait deviné la stratégie de M. de Larcy et son plan de réserve. Aussi résolut-il d’aller droit au-devant des considérations restrictives du comte, et de le combattre avec ses armes.

La bataille s’engagea sur ce terrain d’observation. Le prince commença par déclarer qu’il ne songeait à épouser Mlle d’Orion que lorsqu’il aurait réalisé en valeurs les immenses propriétés qu’il possédait en Italie, et dont la somme s’élevait à plusieurs millions ; il demandait trois semaines pour faire le voyage, et à son retour il justifierait de sa fortune et de ses titres.

Le comte n’avait rien à répondre à de pareils arguments ; il s’inclina en signe d’assentiment, et Formose prit congé de lui et de Mlle d’Orion en leur annonçant qu’il partait pour l’Italie.

LE CHÂTEAU DE BLUMSTER.

Trois jours après le départ du vicomte de Larcy, une chaise de poste venant de France traversait le Schwarzwald. Cette chaise contenait deux voyageurs ; ils semblaient absorbés l’un et l’autre dans la contemplation des objets extérieurs et des sites pittoresques qui s’offraient à leur vue. À un quart de lieue au-dessus de la route, à mi-côte d’un coteau verdoyant, on apercevait, par une échappée de la futaie séculaire, un château assez bien conservé, dont la gothique physionomie rappelait les vieux burgs féodaux, et qui montrait sa tête grise ceinte d’une double couronne de créneaux et de tourelles. Le Danube, déjà rapide et profond, quoique peu éloigné de sa source, baignait les pieds du géant oublié. Il pouvait être dix heures du soir. La lune, qui venait de se lever, laissait flotter sur ce paysage incertain une lueur triste et mourante. Nos deux voyageurs, tout entiers à ce spectacle, suivaient en silence la pente de leur rêverie contemplative, lorsque tout-à-coup le postillon, descendant de cheval, se mit à examiner une roue de la voiture, et déclara qu’il ne pouvait aller plus loin.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda l’un des voyageurs qui n’était autre que le vicomte de Larcy.

— L’écrou de la roue de derrière s’est dévissé et perdu, dit le postillon. Je voyais bien au vacillement de la voiture qu’il y avait quelque chose de dérangé. Si je n’avais pas arrêté mes chevaux, nous versions.

— N’y a-t-il pas moyen, reprit le compagnon du vicomte, de faire mettre un nouvel écrou ?

— Oui, il y a bien moyen, dit le postillon d’un air malin ; mais il faudrait un charron qui connût le mécanisme de ces nouvelles inventions de roues à patentes, et il n’y en a pas dans la forêt.

— Combien y a-t-il d’ici à la première poste ?

— Quatre bonnes lieues, ni plus ni moins.

— Alors comment faire ?

— Ma foi ! je ne sais pas, répondit le postillon.

— Il faut donc que nous allions à pied, dit M. de Larcy.

— Ça ne sera pas commode, répliqua le postillon.

— Il n’y a pas même une auberge sur la route ?

— Pas l’ombre d’une. Il n’y a que ce château que vous voyez là-bas, à six portées de fusil.

— Qu’irons-nous faire à ce château ?

— Dame ! vous y passeriez la nuit ; on ne vous refusera pas l’hospitalité, il appartient à des gens riches.

— Et notre voiture restera là ?

— Ah ! dit le postillon, en allant au pas et en maintenant la roue dans l’essieu, je pourrai bien encore conduire votre chaise de poste jusque-là. Demain matin, au petit jour, je vous enverrai un charron qui remettra la voiture en état de service.

— Ce plan-là ne me sourit guère. Si vous voulez, dit M. de Larcy à son compagnon de route, l’un de nous se dévouera et ira chercher un charron ce soir même.

— Comme vous voudrez, répondit celui-ci. Cependant, reprit-il aussitôt, cela demandera du temps. Si nous suivions plutôt les conseils de ce brave homme.

Au fait, répondit M. de Larcy, je le veux