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du comte, qu’il ne l’aurait pas frappé d’une pareille stupeur.

M. de Larcy demeura quelques instants hébété, étourdi, ne sachant pas s’il devait ajouter foi à ce qu’il entendait. Puis baissant la tête sur sa poitrine, il ne put que s’écrier : — Ô mon Dieu !

La marquise laissa passer le premier moment de la douleur ; alors elle s’approcha de M. de Larcy, et lui dit :

— Allons, mon cher comte, calmez-vous. Ce que je vous dis là n’est pourtant pas bien terrible. En définitive, vous ne pouviez pas avoir la prétention d’aller contre les sentiments de votre nièce ; Henriette est bien libre, il me semble, de faire un choix.

— Sans doute, balbutia le comte, sans doute. Je suis bien de cet avis ; mais enfin le choix était fait.

— Comment ! reprit en souriant Mme de Veyle, vous voulez dire que vous aviez choisi votre fils. À la bonne heure. Cependant Henriette avait bien aussi un peu le droit d’être consultée.

— Mais, s’écria le comte, c’est Eugène qui est cause de tout cela ; c’est par son indigne passion pour cette aventurière qu’il s’est aliéné l’amour de sa cousine, car Henriette l’aimait, j’en suis sûr.

— Vous vous trompez, elle ne l’aimait pas.

— Elle ne l’aimait pas ! répéta M. de Larcy,

— Pas le moins du monde ; elle n’avait et elle n’a encore pour le vicomte que de l’amitié ; elle me l’a dit elle-même, il y a tout au plus deux mois. Elle ne reculait pas, il est vrai, à cette époque, devant l’accomplissement de son mariage avec le vicomte, parce qu’elle n’aimait personne, et que votre fils, lui était encore moins indifférent que les jeunes gens rencontrés dans le monde ; mais aujourd’hui que son cœur a parlé, et qu’elle aime le prince, c’est bien différent.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit M. de Larcy, tous les projets sur lesquels reposait le bonheur de ma vie vont donc s’écrouler !

— Quel grand malheur voyez-vous dans tout ceci ? n’êtes-vous pas riche ? votre fils n’aura-t-il pas une belle fortune ? est-il nécessaire de capitaliser d’énormes revenus ? Le vicomte trouvera une autre héritière que sa cousine, et il sera tout aussi heureux que s’il eût épousé Henriette ; plus heureux, car il aura la chance d’aimer sa femme et d’en être aimé, tandis que votre fils et votre nièce ne s’aimeraient ni l’un ni l’autre ; ils se seraient mariés par raison, comme on dit.

— Eh bien, oui, fit le comte.

— Mon cher comte, poursuivit la marquise, vous me permettrez de n’avoir qu’une médiocre compassion pour ce que vous appelez la ruine de vos projets. Sans doute, il eût été plus agréable pour vous que l’immense fortune d’Henriette ne sortît pas de la famille ; mais comme votre fils est destiné à avoir une cinquantaine de mille livres de rente, je ne le trouve pas trop à plaindre, et je ne vois pas pourquoi votre nièce immolerait son bonheur à des calculs d’intérêt.

M. de Larcy demeura un instant à réfléchir ; puis il s’écria tout-à-coup d’une voix brève et entrecoupée ;

— Sans doute, je ne veux pas faire le malheur de ma nièce ; je ne veux pas lui imposer mon fils, si elle ne l’aime pas, quoique pourtant j’eusse lieu de croire… Enfin n’en parlons plus ; mais je dois veiller à ce qu’elle ne fasse pas un choix indigne d’elle.

— Pour cela, vous ferez fort bien, dit la marquise d’un ton moqueur. Cependant, comme l’homme qu’elle aime est riche, comme il est bien, et qu’il fera de sa femme une princesse, je ne vois pas trop ce que vous trouverez à redire.

— Oui, mais le prince Formose ne jouit pas d’une réputation bien assurée ; des bruits…

— Ah ! voilà le grand mot lâché, interrompit la marquise en riant ; vous avez trouvé le prince fort bon pour en faire votre compagnon de chasse et de plaisirs ; vous avez été très honoré de le recevoir et d’aller chez lui. Les bruits ridicules débités sur son compte ne vous faisaient pas peur ; mais du moment qu’il dérange vos projets, c’est une autre affaire, n’est-ce pas ?

M. de Larcy, qui ne trouvait rien à répondre, se promenait à grands pas dans la chambre.

— Tenez, mon cher comte, reprit la marquise, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous exécuter franchement et convenablement, pour ne pas avoir l’air de jouer, en face du public, le rôle peu agréable d’un tuteur de mélodrame, d’autant plus, qu’à vous parler franchement, vous n’y gagneriez rien. Je connais le caractère fier et indomptable d’Henriette ; quand elle a dit une chose, elle y tient, et elle ne consentira jamais à un mariage imposé. Elle attendra sa majorité