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Preux, et tous les fils de la fantaisie poétique, défilaient en silence devant elle, et venaient se confondre et s’incarner, pour ainsi dire, dans l’homme dont le premier regard l’avait tant émue.

LES TRIOMPHES.

Il y avait au bout du parc de Blenneville un kiosque fermé, dans lequel Mlle Henriette avait l’habitude d’aller travailler. C’était dans ce kiosque qu’elle avait passé les plus doux moments de sa vie, les heures les plus tranquilles de son enfance. Ce kiosque dominait la propriété de Formose, séparée, ainsi que nous l’avons dit, du château de Mlle d’Orion par un sentier qui conduisait dans les bois. Le prince s’était aperçu de la présence de Mlle Henriette dans ce kiosque à une certaine heure de la journée. Il passait à cheval dans ce sentier perdu, au moment où Mlle d’Orion brodait derrière la jalousie baissée. Le prince, en grand calculateur, en profond connaisseur de la théorie de la séduction, ne négligeait pas les moindres détails. Cet esprit fertile et infatigable apportait autant de soin dans le choix d’une certaine mise en harmonie avec le caractère de son rôle que dans l’exécution de l’affaire la plus sérieuse. Quand il passait à cheval sous les fenêtres de la jeune fille, qu’il feignait de ne point voir, il était toujours vêtu de la même façon : une redingote noire, boutonnée, une cravate noire, la tête, inclinée en avant dans une attitude rêveuse et méditative. Mlle d’Orion, le cœur battant, le sein agité, se penchait aussitôt qu’il était passé, et le suivait du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu au tournant du sentier, attendant en silence l’heure de son retour.

La mère de Mlle Henriette s’était peu à peu habituée à la vue de Formose, elle le voyait venir au château avec son indifférence habituelle et sans même remarquer sa présence. Lorsque le prince pénétrait dans le salon, la duchesse, couchée sur un canapé, levait seulement son œil fixe et hagard et reprenait ensuite son immobilité de statue. Aussi le prince causait avec Mlle d’Orion absolument comme s’il eût été seul avec elle. La folle ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle ; elle n’interrompait quelquefois la conversation de sa fille et de Formose que par son refrain triste et monotone, psalmodie lugubre qui ressemblait au cri de l’orfraie au milieu de ce doux gazouillement de paroles amoureuses.

Un soir, après une partie de chasse, Formose avait été retenu à dîner au château par le comte, qui, fatigué plus que d’habitude, ne fut pas plus tôt passé au salon et installé dans son fauteuil, qu’il tomba dans un profond assoupissement. Formose et Mlle d’Orion parlèrent de magnétisme. Le prince proposa à la jeune fille de la magnétiser, et il commença à faire quelques passes par manière de jeu. Mlle Henriette, frémissant sous le regard du prince, sentait son cœur battre avec violence, le sang circulait actif dans ses veines. Elle était en proie à une inquiétude et à un charme inexprimable. Formose, excité lui-même par le trouble de la jeune fille, se pencha vers elle, la fascinant de son œil de serpent, et leurs lèvres s’épanouirent dans un baiser.

Aussitôt la jeune fille se releva pâle, épouvantée, et honteuse de ce qui venait de se passer, elle se dirigea vers son piano, et fit courir ses doigts sur le clavier pour réveiller M. de Larcy.

Plusieurs jours après cette scène, Mlle Henriette écrivait la lettre suivante à MMe de Veyle :

mademoiselle d’orion à madame la marquise de veyle

« Tu avais deviné, ma chère amie ; oui, je l’aime. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour combattre cet amour ; mais il y a une force irrésistible, implacable, qui me pousse vers cet homme. A chaque instant de la nuit et du jour, il vit dans ma pensée. Je le vois partout ; je ne vois que lui. O ma chère Lucile ! qu’est-ce donc que l’amour ? un tourment de toutes les heures, une inquiétude de tous les instants. Quand il n’est pas là auprès de moi, je souffre, je l’attends, je l’appelle tout bas. S’il tarde à venir, je le maudis et l’adore en même temps ! Lorsque je suis auprès de lui, épiant ses moindres mouvements, suivant sur son front l’ombre de ses pensées, je tremble, j’ai peur, je voudrais le fuir, et pourtant je me sens clouée par une puissance inconnue plus forte que ma volonté. Mon Dieu ! mon Dieu ! je te demande ce que c’est que l’amour ! Le sais-tu, toi-même, chère Lucile ? Qui a jamais pu résoudre ce problème ? Tous les grands sentiments ont une source inconnue ; l’idée de l’amour échappe à l’analyse cumme l’idée de Dieu.

« Ce qui est bien certain, vois-tu, mon amie,