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courtoisie, aux sollicitations du comte, et a pris place juste en face de moi.

« Dans le trajet des dix lieues qui nous restaient à faire avant d’arriver au château, le prince s’est montré rempli d’égards pour mon oncle et de prévenances pour moi. Il a été d’une galanterie et d’un chevaleresque achevé. Quand le matin est venu, j’ai rencontré deux ou trois fois son regard tendre et triste, et je ne sais pourquoi, en le regardant, j’ai ressenti, comme le soir où je l’ai vu chez toi, une sorte de commotion électrique qui m’a toute bouleversée.

« Nous sommes arrivés à Blenneville à dix heures du matin. Il a pris congé de nous, en demandant à mon oncle la permission de venir quelquefois nous présenter ses hommages.

« Le jour même de notre arrivée, il a envoyé son domestique pour avoir de nos nouvelles.

« Deux jours après, il est venu nous faire sa première visite. M. de Larcy l’a présenté à ma mère, en faisant part au prince du triste état dans lequel elle se trouve depuis dix-huit ans. Mais alors il s’est passé un fait singulier : la duchesse, si calme et si indifférente à l’aspect de tout ce qui l’environne, a éprouvé, à la vue du prince, une secousse nerveuse à la suite de laquelle elle est tombée, dans une sorte d’attaque épileptique. On a été obligé de l’emporter dans sa chambre et d’appeler le médecin.

« Le prince était désolé de cette scène ; M. de Larcy le rassura en lui disant que la pauvre duchesse avait déjà eu autrefois des attaques semblables, et qu’à la suite de ces crises elle se trouvait beaucoup mieux qu’auparavant. Le médecin descendit au salon, et déclara que ce ne serait rien ; il attribuait cette attaque à l’atmosphère lourde et orageuse qui nous accable depuis quelques jours.

« Voilà, ma chère amie, les principaux événements de mon voyage et de mon séjour. Si tu trouves encore quelques incrédules à l’endroit des voleurs de grand chemin, qui arrêtent les voitures et enlèvent les jeunes filles, tu n’as qu’à leur raconter mon aventure.

« Maintenant, n’oublie pas que je t’attends à la fin du mois.

« Adieu, je t’embrasse.

« Henriette »

Ainsi, le plan de Formose avait complètement réussi. L’aventure de la forêt, ce proverbe en action, comme l’avait appelé Angelo, avait ouvert à Formose les portes du château de Blenneville. Grâce à cet expédient ingénieux, il ne s’était pas vu forcé de passer par la filière des obligations préliminaires pour lier connaissance avec le comte et voir sa nièce. M. de Larcy, reconnaissant du service qu’il avait reçu, séduit, comme tout le monde, par l’attrait aimable du prince, par son esprit et ses manières, avait été au-devant des désirs de Formose en l’invitant à venir le voir souvent. Le comte était grand chasseur, comme tous les gentilshommes habitués à vivre six mois dans leurs terres ; Formose, pour entrer plus avant dans l’intimité de M. de Larcy, parla vénerie avec lui, et se donna pour un Nemrod enthousiaste. Alors des parties furent projetées : Formose organisa une vénerie complète ; il eut un garde chargé, de veiller à ce qu’on ne braconnât pas sur les deux propriétés limitrophes, il fit venir de Paris une meute et des piqueurs. M. de Larcy, flatté dans une de ses plus chères passions, se mit à courir les champs avec le prince. Celui-ci, pour donner le change au comte, affectait pour cet exercice une véritable fureur ; il lassait M. de Larcy, qui jusque-là avait toujours lassé les autres, de sorte que lorsque le comte revenait le soir au château, harassé par la fatigue, et qu’il voyait le prince prêt à recommencer, il ne tarissait pas d’éloges sur son adresse et son activité.

Si Formose consacrait quelques journées à la passion de M. de Larcy, il employait parfaitement les autres. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour connaître à fond le caractère de Mlle d’Orion. Après quelques conversations, il avait compris tout de suite l’esprit aventureux, romanesque et poétique de la jeune fille ; il voyait clair dans ce cœur sans défense, déjà à moitié vaincu ; il savait qu’il arriverait à elle par une route détournée, mais certaine : il ne fallait pas à Mlle d’Orion un amant vulgaire, un homme tranquille, doux, honnête comme l’était le vicomte son prétendu. La jeune fille, enthousiaste et tendre, caressait secrètement des chimères trop idéales pour remarquer ces qualités bourgeoises qui lui semblaient d’ailleurs si naturelles et si communes. Les héros de sa jeunesse et de ses lectures, René, Manfred, Childe-Harold, Saint--