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dont tu me parles sans cesse m’inspire un sentiment étrange qui est presque de l’effroi. Son regard ne me charme pas, il me fait frissonner ; je ne sais quoi m’attire à lui et m’en éloigne en même temps. J’ai appris hier avec une sorte de terreur qu’il serait cette année notre voisin de campagne.

— Quoi ! s’écria la marquise, il a un château près de Blenneville ?

— Tout à côté : un chemin sépare sa propriété de celle de ma mère.

— Mais ce sera charmant ; tu ne le plaindras plus de la solitude et de l’ennui de la campagne.

— Il n’y a décidément pas moyen de parler raisonnablement avec toi.

— Quel joli roman vous allez faire à vous deux ! continua Mme de Veyle.

— Mais qu’as-tu donc aujourd’hui ? as-tu décidément perdu la tête ?

— Oh ! je sais ce que je dis, ma chère amie ; avant un mois d’ici tu auras opéré un miracle, si le miracle n’est pas déjà fait. Rends-le bien malheureux, fais-lui souffrir tous les tourments ; rien n’est facile et divertissant comme de torturer ces superbes vainqueurs, qui ne croient à rien, et qui se laissent prendre aux beaux yeux d’une enfant de seize ans. Dans quelque temps je serai à Blenneville et, si tu le veux, je l’aiderai dans cette petite guerre.

La marquise continua pendant quelques minutes sur ce ton de plaisanterie ; puis, prenant congé de Mlle Henriette, elle lui dit en l’embrassant :

— Surtout écris-moi de longues pages dans lesquelles tu me parleras de ton héros, sinon je ne vais pas te rejoindre.

Le lendemain, deux chaises de poste se suivaient à une heure de distance sur la route de Caen. Dans la première, se trouvaient M. le comte de Larcy et Mlle d’Orion, dans la seconde Formose et son valet de chambre.

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Quatre jours après le départ de Mlle d’Orion, Mme de Veyle recevait la lettre suivante :

mademoiselle d’orion à madame de veyle

« Ma chère amie.

« Je ne pensais pas, lorsque je causais avec toi, la veille de mon départ pour Blenneville, que je t’écrirais si promptement ; mais l’aventure qui nous est arrivée dans le trajet est trop extraordinaire pour ne pas être racontée tout de suite. En traversant la petite forêt de Chauny, vers trois heures du matin, notre chaise de poste a été arrêtée par une troupe de voleurs qui ont menacé le postillon de le tuer s’il faisait un pas de plus. Nous n’avions pas d’armes ; mon oncle, qui dormait dans un coin de la chaise, réveillé en sursaut, se voit à la merci de trois ou quatre brigands, qui avaient bien la plus affreuse figure que l’on puisse imaginer. Moi, malgré mon amour des aventures, je tremblais comme la feuille, et j’étais sur le point de m’évanouir. Mon oncle se dépêche de leur jeter sa bourse par la portière ; mais juge de mon effroi, lorsque j’entends l’un de ces bandits dire à M. de Larcy, avec un jurement horrible : — Cela ne nous suffit pas ; vous avez avec vous une femme, il faut nous la livrer sur-le-champ… J’étais plus morte que vive ; être à la merci de ces hommes ignobles, comprends-tu… Déjà l’un d’eux m’avait pris par la main, et se disposait à m’arracher de force des bras de mon oncle, lorsque tout-à-coup nous entendons le roulement d’une chaise de poste à quelques pas derrière nous. Deux hommes en descendent aussitôt, se précipitent sur les voleurs surpris à l’improviste, et les mettent en fuite. Mon oncle s’élance dans les bras de notre libérateur, le remercie les larmes aux yeux du service important qu’il vient de nous rendre, et me présente l’homme qui nous a sauvés de ce péril imminent. C’était… mais au premier abord cela va te sembler une histoire faite à plaisir ; ma chère amie, c’était le prince Formose en personne, qui se rendait par hasard, le même jour ou plutôt la même nuit que nous, a son domaine de Normandie… Mon oncle ne pouvait trouver de termes assez forts pour lui témoigner sa gratitude, ei lui semblait avoir fait la chose du monde la plus simple. Je n’ai jamais vu l’exemple de tant de courage uni à plus de modestie. Tout le reste de la route, il nous parla avec la grâce la plus charmante de choses tout-à-fait étrangères à notre aventure, et employa tous ses efforts pour dissiper nos craintes et nous remettre de cette terrible secousse.

« Car, il faut que je te le dise, le prince a voyagé avec nous dans notre chaise. Mon oncle était si effrayé, qu’il l’a supplié de ne pas nous abandonner. Le prince s’est rendu, avec la plus aimable