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une femme acariâtre et impérieuse qui le séduisit par l’attrait de sa beauté, et sut faire de son époux un esclave. Cette femme, qui devait être plus tard la mère du vicomte de Larcy, ne pouvait souffrir l’enfant de son mari, et ne voulait pas même voir ce petit malheureux. Le comte, au lieu de lutter courageusement contre les prétentions de cette marâtre, tint, pour lui plaire, son enfant sous un toit étranger, et le laissa en nourrice au delà du temps ordinaire. Un jour, qu’il était en voyage, il reçut de sa femme une lettre qui lui apprenait la mort de son enfant. Le comte fut frappé de cette nouvelle, mais il ne lui vint aucun soupçon. Au bout de quelques années, sa seconde femme lui donna un fils qui lui fit oublier le premier. Seize années se passèrent. Sa femme tomba dangereusement malade, et torturée sans doute par la crainte et les remords, elle avoua au comte, en mourant, que son premier fils n’était pas mort ; qu’elle l’avait fait déposer, comme un enfant trouvé, chez un prêtre d’É…, petite ville d’un département méridional, et qu’elle avait eu soin de faire parvenir à ce prêtre mille francs chaque année pour subvenir aux besoins et à l’éducation de cet infortuné. La foudre serait tombée aux pieds du comte qu’elle ne l’aurait pas plus épouvanté que le terrible secret de cette confession. Aussitôt qu’il eut fait rendre les derniers devoirs à cette femme, qui l’avait si indignement trompé, il prit immédiatement la route d’É…, arriva chez le prêtre que la comtesse lui avait désigné, et lui demanda où était l’enfant confié à ses soins dix-sept ans auparavant. Le comte eut la douleur d’apprendre que cet enfant, devenu jeune homme, n’avait supporté qu’avec peine l’idée de rester dans un village, et qu’il était parti un beau jour sans rien dire, il y avait tout au plus six mois. M. de Larcy, écrasé sous le coup de ce nouveau malheur, revint à Paris, fit quelques démarches détournées, et eut encore la faiblesse de ne pas les pousser plus loin dans la crainte que l’on ne vînt à connaître le crime de sa femme. Il pensa que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de cacher à jamais ce crime horrible, auquel il avait en quelque sorte prêté la main par son incurie et sa coupable faiblesse. Il voulut oublier ce pauvre malheureux si cruellement frappé. Mais malgré lui, le souvenir de ce fils, dont il possédait les biens (car la première femme du comte était riche), et qui traînait peut-être dans quelque coin de l’univers une vie misérable et honteuse, venait le torturer au milieu de sa joie apparente. Quelquefois le remords qu’il éprouvait le rendait si triste, qu’il eût voulu que sa femme eût emporté cet horrible secret dans la tombe.

C’était avec cet homme, poursuivi par ces tristes pensées, et une mère folle que Mlle Henriette d’Orion avait passé les années de son enfance…

LA ZANETTA.

Ce que Formose avait prévu était arrivé. La Coradini commençait à faire fureur ; depuis dix jours, elle occupait Paris de sa beauté, de sa grâce, du luxe de ses gens et de la magnificence de ses équipages ; elle jouait à merveille le rôle qui lui avait été confié.

Tous les jours elle sortait, vers trois heures, dans une de ces voitures basses découvertes, désignées sous le nom peu poétique de colimaçons ; elle suivait au pas la ligne des boulevards et la grande avenue des Champs-Elysées, entretenant avec les habitués des promenades ce langage du regard et du sourire qui ne dit rien, parce qu’il dit tout, et qui, habilement ménagé, fait tour à tour passer les malheureux qui s’y laissent prendre de l’espérance au doute, du doute au découragement ; elle devenait pour tous une énigme inexplicable. Cependant un seul cavalier attirail particulièrement son attention ; quand le jeune de Larcy passait auprès d’elle, elle fixait sur lui un regard long et tendre qui éveillait dans le sein de ce jeune homme, encore novice, des pensées tumultueuses ; elle se retournait même lorsqu’il était passé, bien certaine qu’il en ferait autant de son côté, et, sans mettre trop de précipitation ou de persistance dans ses agaceries, elle lui montrait, par le jeu étudié de son visage, qu’il ne lui était pas indifférent.

Peu à peu on finit par remarquer la préférence accordée par la Coradini au jeune de Larcy ; ses amis lui adressèrent leurs compliments et le félicitèrent de son bonheur. M. de Larcy, violemment troublé depuis quinze jours par les agaceries de la belle signora, était plus épris encore de la beauté de cette femme que flatté des avances dont il était l’objet ; déjà il ne s’en rapportait plus au hasard, ce dieu des indifférents ; il ne se contentait plus de recevoir les brûlantes œillades de la Coradini, mais encore il les provoquait par une poursuite obstinée ; chaque jour il était sur