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— Ah ! reprit M. de Larcy le père, qui voyait jour à un compliment, vous n’avez pas encore le droit d’envier son bonheur.

— On lui prête beaucoup d’aventures étranges qui se contredisent plus ou moins. Ce qu’il y a de certain, c’est que si l’on peut estimer la valeur de sa fortune par ses dépenses, il doit être riche à millions.

— Est-il fat ? demanda la marquise.

— Il ne passe pas pour tel. Cependant il a chez lui quatre volumes de lettres qui lui ont été adressées par des femmes ; il a fait relier ces lettres qu’il appelle sa collection d’autographes.

— Quel don Juan ! s’écria M. de Larcy.

— Croyez-vous, continua le narrateur, que cet homme qui, au premier abord, n’a l’air de croire à rien, porte toujours sur lui un scapulaire, et qu’il a au bras gauche, sous la manche de son habit, un bracelet en cheveux qu’il ne quitte jamais ?

— Comédie d’Italien, répondit un jeune homme.

— Cela sera ce que vous voudrez, mais cela est. En tout cas, c’est un homme extraordinaire que l’on juge sur de fausses apparences. Ce qui prête à la médisance, c’est sa vie excentrique et mystérieuse ; ce sont ses boutades et ses théories quelquefois risquées, mais auxquelles il ne croit pas. Il n’agit que par caprice et selon la disposition du moment. Un jour, sur le boulevard, une vieille femme lui demandait un sou. Il lui répondit avec le plus grand flegme : « Ma brave femme, je ne donne jamais aux malheureux. » Puis deux minutes après, il laissait tomber deux louis dans le chapeau d’un pauvre infirme.

— Avez-vous quelquefois été chez lui ? demanda M. de Larcy.

— Oui, pourquoi cela ?

— Que doit-on croire de l’intérieur étrange qu’on lui suppose ?

— Ah ! je sais ce que voulez dire. On a parlé, en effet, d’une chambre mystérieuse, sans issue apparente, sans portes ni fenêtres, et où il se livrerait, avec ses amis, à des orgies bruyantes ; on a même été jusqu’à inventer des trappes, des portes invisibles, des fauteuils mécaniques, semblables à ceux d’un illustre misérable. On a fait une description pittoresque et mélodramatique d’une salle basse, une espèce d’étouffoir monstrueux, dans le genre du cachot de la Tour de Nesle, et qui éteint les cris, comprime la voix, et absorbe les sanglots. Mais tout cela est faux, archifaux ; ses appartements ressemblent à tous les appartements qui sont élégants et riches. Voilà tout. Quant à ses orgies, il ne boit jamais que de l’eau.

— Ceci est péremptoire, dit la marquise en riant. Décidément ce pauvre prince a été calomnié comme tous les hommes supérieurs.

— Mais, demanda quelqu’un, ce nom de Formose, qui a toute l’apparence d’un nom de conte des fées, est-il bien le sien ?

— Pourquoi pas ? les Formose sont très connus en Italie. En tout cas, personne n’a jamais été mieux nommé. Je ne sais pas au monde un gentilhomme plus beau, mieux tourné et plus magnifique que le prince.

— Mon cher comte, interrompit Mlle de Veyle, vous défendez parfaitement vos amis. Le prince a en vous un avocat chaleureux. Pour ma part, je vous avoue que je crois sa cause gagnée.

— Tout ce que je dis, reprit M. de Pommereux, est l’expression la plus stricte de ma pensée. Puis, il ajouta après quelques instants de silence :

Cet homme sur lequel s’exerce la médisance du public, est adoré de ses gens, et a le talent de se concilier la bienveillance et l’amitié de tous ceux qui l’approchent. Je ne connais personne de plus séduisant que le prince. On ne parle jamais dans le monde que des anecdotes qui, par leur singularité, peuvent fournir matière aux interprétations malveillantes, et l’on se tait sur ce que l’on sait d’honorable, et même de magnanime. Je ne citerai qu’un exemple.

Un soir, je revenais avec le prince de ses chasses de Picardie. A quatre ou cinq lieues de Paris, nous aperçûmes assise sur le bord de la route une jeune paysanne d’une beauté vraiment rare. La jeune fille effeuillait une marguerite ; elle était si absorbée, que le trot de nos chevaux ne lui fit pas même lever la tête. Séduit, moitié par la poétique préoccupation de la paysanne, moitié par sa gentillesse, le prince s’arrêta et lui demanda, en donnant à sa voix l’inflexion la plus tendre, ce que la fleur lui avait répondu. La jeune fille devint rouge comme une pomme d’apis, et garda le silence. Interrogée de nouveau, elle finit par dire qu’elle avait voulu savoir si elle épouserait Julien. « Qu’est-ce que Julien ? avait demandé le prince. — C’est mon amoureux qui est tombé au sort, et qui va partir bientôt, répondit la jeune fille avec