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— J’en réponds sur ma tête, dit l’un des interlocuteurs.

— Quels sont, demanda négligemment le prince en se couchant sur le divan, les antécédents de ce jeune homme ?

— Il a commencé, dit celui qui s’était porté caution, par être ce que les gens de province appellent un franc mauvais sujet.

— Ah ! fit le prince en signe d’approbation.

— Il avait, continua le jeune homme, vingt mille livres de rentes, qu’il a absorbées en trois ans.

— Très bien.

— Bref, il a fait de tout temps le désespoir de sa famille.

— Décidément, dit le prince, ce jeune homme a tous les droits exigibles pour faire partie de notre cénacle. En outre des avantages que vous venez d’énumérer, possède-t-il aussi quelques petits talents particuliers ?

— Il manie l’épée mieux que personne, il tire le pistolet comme un maître, et il a une force athlétique. On assure qu’à l’âge de dix-huit ans il assomma d’un coup de poing un honnête bourgeois dont il avait enlevé la fille.

— Que ne me disiez-vous cela tout de suite ! s’écria Formose. Et où est-il maintenant ?

— Il attend dans le passage de l’Opéra la décision des six membres.

— Qu’on le fasse venir sur-le-champ. Berthold, ajouta-t-il en s’adressant au personnage qui l’avait abordé sur le Boulevard, tu lui serviras d’introducteur.

Berthold sortit.

— Eh bien, Messieurs, dit le prince d’un air dégagé aux quatre jeunes gens qui restaient, êtes-vous contents ? Il y a quatre mois que nous ne nous sommes vus ; il est bien juste que nous parlions un peu de nos affaires. Comment s’est passé votre séjour à Londres, Chaulieu ?

Celui auquel s’adressait cette interrogation s’occupait depuis un quart d’heure à remuer un eu de cartes sur le bout de la table ; il ne jouait pas, mais il était tellement absorbé par l’étude de quelque combinaison, qu’il n’entendit pas.

— Toujours le même, dit l’un des jeunes gens ; les cartes ne le quittent plus ; il en a dans toutes poches de ses habits, et jusque dans ses bottes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Chaulieu, sortant de sa méditation. Ne savez-vous pas que je cherche depuis trois ans le moyen d’avoir brelan à tout coup ? Mais cela me paraît bien difficile. Décidément la bouillotte n’est pas un jeu sûr ; j’aime mieux l’écarté.

— Et vous, Croissy, interrompit le prince, qu’avez-vous fait à Vienne dans votre hiver ?

— Ma foi, peu de chose, quarante mille francs tout au plus ; j’ai été malheureux au creps, et puis les Allemands ont moins de bonhomnie qu’on ne le suppose.

— Pour moi, dit un tout jeune homme de vingt-deux ans, je me suis fort amusé à Florence, où j’ai mené le train d’un prince russe. De là j’ai été retrouver Chaulieu à Londres, et j’ai enlevé quatre-vingt mille francs aux sportsmen de Newmarket.

— Tu as parié ? demanda Croissy.

— Non pas, j’ai fait courir. Il s’agissait d’un grand nombre de paris, dont la somme totale montait à cent dix mille francs ; j’en ai promis trente mille à mon jockey s’il arrivait le premier, le reste le regardait ; il a offert dix mille francs à chacun des deux autres jockeys, ses concurrents, pour qu’ils se laissassent distancer. Tu comprends…

— Parfaitement, répondit Croissy.

— L’année dernière, dit à son tour Chaulieu, j’avais employé à Bruxelles un moyen, analogue et non moins infaillible. La veille de la course je gagnai un palefrenier, qui fit boire le lendemain matin à son cheval de l’ambre distillé dans de l’eau. C’est une potion dont je vous recommande l’emploi lorsque vous voudrez modérer la fougue d’un coureur.

En ce moment, Berthold et M. de Lorry, qui entraient dans la salle, interrompirent cette intéressante conversation. Un siège fut présenté au récipiendaire, qui prit place en face de ses futurs compagnons.

— Vous connaissez, Monsieur, lui dit Formose, le but de notre association ?

M. de Berthold vient de me donner à ce sujet les plus grands détails.

— Vous promettez, continua le prince, d’être fidèle aux statuts de la société ?

— Je le promets.

— De vous conformer en tous points aux ordres qui vous seront donnés ?

— Je le promets.

— De ne jamais trahir ni les intérêts ni les membres de l’association ?

— Je le promets.