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fend ces choses, mais les autels de ce Dieu sont déserts, et la voix de ses prêtres n’est plus entendue. Et quand même elle le serait encore, bien des erreurs se mêleraient aux vérités qui sortiraient de leurs bouches, et viendraient empoisonner le cœur des hommes crédules.

« Et ma mère finissait toujours par me dire : Reste donc ici, ma fille ; reste aux lieux où je suis revenue après avoir souffert. Ne quitte jamais la cabane où j’ai voulu t’élever, moi qui ai parcouru le monde. Embellis mes derniers jours par tes caresses, et, quand je ne serai plus, honore mon tombeau par ta vertu, et réjouis ma poussière par ton bonheur. La vertu est facile à celui qoi porte dans son cœur l’image du Dieu puissant et clément, créateur intelligent de l’univers, père miséricordieux des hommes. Le bonheur est possible pour celui qui sait l’attendre et le mériter. J’aurais été heureuse, sans doute, si j’avais su me contenter du sort que le destin semblait m’avoir réservé. J’en ai voulu un autre, je l’ai eu. J’ai souffert et j’ai fait souffrir. Que Dieu te préserve d’un sort pareil ! qu’il te donne d’aimer un homme bon, fidèle et dévoué, qui vive pour lui, comme tu vivras pour lui ! Qu’il te donne surtout de rester comme moi, toujours sincère et loyale, et de mourir comme je mourrai, sinon sans regrets, du moins sans repentir. »

« Voilà ce que me disait ma mère. Je lui ai promis de suivre ses conseils et d’exécuter ses volontés, et je tiendrai ma promesse. »

Razim avait fini son discours ; Maurice garda quelqae temps le silence, puis il dit :

— Je suis obligé de reconnaître que le tableau que votre mère vous a fait de l’Europe est fidèle ; mais croyez-vous que votre pays soit à l’abri de tous les vices et de toutes les injustices qui affligent le mien ?

— Je sais, répondit la jeune fille, que nulle terre en ce monde n’est exempte de mal. Mais ce sont les Européens qui nous ont apporté ce qu’il y a maintenant de mauvais dans nos mœurs.

— Et ce qu’il y a de bon. C’est à eux que votre île doit l’abolition des sacrifices humains et de plusieurs autres coutumes barbares.

— C’est vrai, et je m’en rejouis. Nous devons bénir Dieu de tous ses bienfaits, par quelque main qu’il nous les envoie. Mais on ne sacrifiait d’hommes que dans les guerres, et les guerres étaient rares chez nous ; tandis que maintenant mes compatriotes sent tous en proie à l’orgueil, à l’avidité, à l’avarice, àl impureté, au mensonge. Avec notre pauvreté, notre innocence et notre tranquillité se sont en allées. Pourtant on peut encore être heureux ici. Notre île est loin de vos contrées turbulentes, et l’on y garde encore assez le souvenir des temps et des coutumes passées, pour y laisser vivre en paix ceux qui ne demandent à Dieu qu’un air pur, un coin de terre fertile, et une conscience tranquille. J’ai tout cela ; si vous voulez le partager avec moi, restez avec moi et soyons unis pour toujours ; si vous ne le voulez pas, partez tout de suite ; car je vous aime et votre vue me ferait trop souffrir, si je devais cesser un jour de vous voir.

Maurice ne répondit pas ; mais il prit Razim dans ses bras, et la serra avec transport sur son cœur. Un torrent de larmes s’échappa des yeux de la jeune fille, qui s’écria : « Ô ma mère ! sois témoin de mon bonheur ! »

Bientôt les deux amants retournèrent à la cabane, appuyés l’un sur l’autre, et pleins d’une douce ivresse. Mikoa les attendait debout sur le seuil. Razim courut à lui, et, cachant sa tête dans la poitrine du vieux guerrier, elle lui dit : « Mon père, voici celui que j’ai choisi pour mon époux. » Mikoa la serra tendrement sur son cœur ; puis, tendant la main à Maurice, il lui dit : « Mon fils, entre dans ta cabane, et puisse-t-elle ne plus retentir désormais que des accents du bonheur. »

Pendant quelque temps, en effet, les habitants de la cabane furent heureux. Maurice avait laissé partir sans regret le navire qui l’avait amené ; et, tout entier au charme de sa nouvelle existence, il n’avait pas une pensée pour celle qu’il avait menée autrefois. Chaque jour il partageait les travaux de Mikoa et de Razim, et chaque soir, réuni avec eux autour de la table grossière sur laquelle était servi un repas frugal, mais abondant, il remerciait le dieu que sa maîtresse lui avait appris à adorer, de la journée qu’il venait de lui donner, et il la priait de lui donner un lendemain pareil. Heureux de vivre avec deux êtres en qui il pouvait avoir toute confiance, il se défit bien vite de toutes ses méfiances et de toutes ses incertitudes. Il s’accoutume à voir le beau côté des choses, et se laissa aller pour la première fois de sa vie à exprimer naïvement toutes ses pensées et tous ses sentiments. Souvent même il racontait a ses amis, avec une sorte de joyeux embarras, les soupçons