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droit écarté, et s’endermit. Elle fût réveillée par des soldats qui la menèrent en prison ; car dans votre pays on punit comme un malfaiteur celui qui n’a pas où reposer sa tête. Nada resta quinze jours dans cette prison, confondue avec des femmes qui avaient dérobé le bien d’autrui, on qui avaient vendu l’amour. Elle y souffrit tellement, qu’elle résolut d’aller, quand elle sortirait, se noyer dans le fleuve. Mais le dernier jour, quelques heures avant sa sortie, elle sentit tressaillir un enfant dans son sein. Alors elle fut prise d’on fol accès de joie ; ses yeux, que le désespoir avait séchés retrouvèrent des larmes ; et, se jetant à genoux, elle s’écria : « Mon Dieu ! je vivrai pour mon enfant ! « À peine eut-elle recouvré sa liberté, qu’elle alla trouver le chef du navire qu’on devait expédier vers nos îles. Elle le supplia par la tête de ses enfants de la conduire dans son pays. Comme, malgré ses souffrances, elle était encore très belle, il lui promit de l’emmener, mais à condition que pendant le voyage elle partagerait son lit. Elle sentit encore une fois le cœur lui manquer ; mais, déterminée à vivre pour son enfant et à ne jamais rien demander, ni pour elle, ni pour lui, à celui qui l’avait abandonnée, elle accepta. Et c’est ainsi que ma pauvre mère est venue dans sa cabane. »

Razim prononça ces derniers mots d’une voix presque inintelligible. Elle paraissait accablée des souvenirs qu’elle venait d’évoquer, et elle garda pendant quelques instants un morne silence. Maurice, presque aussi ému qu’elle, lui adressa la parole peur l’arracher de sa sombre préoccupation.

— Cet enfant qu’elle portait dans son sein, lui dit-il, c’était vous, peut-être ?

— C’était moi, répondit Razim. Ma mère accoucha de moi trois mois après son arrivée. Depuis ce temps, elle a vécu seule ici avec moi et Mikoa car sa mère était morte quelques jours après son départ.

— Bon Mikoa ! s’écria le voyageur avec enthousiasme.

— Oui, reprit la jeune sauvage, Mikoa est bon !

« Pendant l’absence de ma mère il n’a point passé un jour sans pleurer, et jamais une vierge d’Oahou ne l’a entendu lui dire les paroles de l’amour. Mikoa n’a jamais aimé que ma mère ; quand elle est revenue, il a manqué devenir fou de joie, et pourtant il l’a reçue comme si elle ne l’avait quitté que de la veille, sans lui adresser une question ni un reproche. Depuis ce temps, il ne s’est

plus séparé d’elle ; il a chasse, péché, labouré, travaillé de toutes les manières pour elle et pour moi ; il nous a protégées, soignées et servies, comme si nous avions été sa femme et sa fille. Et, quoiqu’il fût le fiancé de ma mère et qu’il lui consacrât toute sa vie, il ne lui a jamais demandé aucun témoignage d’amour, parce qu’il comprenait qu’elle avait aimé et qu’elle n’aimerait plus. Et, pendant quinze ans qu’ils ont ainsi passés ensemble, elle n’a jamais entendu une plainte sortir de sa bouche. Aussi elle lui disait : — Mon frère ! — et, le jour de sa mort elle m’a léguée à lui. »

Razim s’arrêta un instant, perdue dan s ses pensées ; puis elle ajouta avec un soupir :

« Elle aussi, elle était bonne, ma mère. Elle a vécu pour moi ; elleaconsacré tous ses moments à soigner mon corps et mon âme. Elle a voulu que son malheur servit à mon bonheur. Elle m’a dit tout ce qu’elle avait vu, elle m’a appris tout ce qu’elle savait. Comme elle avait un grand esprit, et qu’elle avait beaucoup médité dans la solitude, elle connaissait le fond des choses et les secrets de la vie. Mikoa m’a dit que jamais aucun prêtre n’avait mieux enseigné la sagesse, et les anciens de l’île s’estimaient heureux quand ils pouvaient l’entendre. Elle me disait : « Ne va pas dans le pays de l’Europe. On n’y aime, on n’y estime que ceux qui possèdent de grandes richesses. Tout est pour eux seuls, et quoiqu’ils soient en petit nombre, et que les pauvres soient en aussi grand nombre que les sables de la mer, ils gardent tout pour eux. Il y a souvent des familles entières qui meurent de faim pendant qu’un riche, assis à une table magnifique, dévore à lui seul ce qui eût pu les nourrir bien des jours. Et, comme c’est l’argent qui fait la richesse, c’est lui qui est le but de tous les efforts et le mobile de toutes les actions. Les hommes recherchent les femmes, non à cause de leur beauté ou de leur vertu, mais à cause de l’argent qu’elles doivent leur apporter en dot : et les femmes épousent les hommes, non à cause de leur courage ou de leur bonté, mais à cause de leur richesse. Les patents prient Dieu de ne pas leur envoyer un grand nombre d’enfants, parce qu’il leur coûteraient trop cher, et les enfants attendent impatiemment la mort de leurs parents, afin de s’emparer de leurs biens. Et il y a bien d’autres choses honteuses, et pires que celles-là, qui se font encore pour de l’argent. Les habitants de ces pays lointains ont bien un Dieu qui leur dé-