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traite et de solitude, il répondit : « Je désire comme toi vivre loin des regards importuns, et de recommencer avec toi les délices d’Oahou. Si je me sois mêlé à la foule, c’est que je voulais te montrer toutes les beautés de nos villes ; maintenant que ta curiosité est satisfaite, je n’ai plus rien à faire ici. J’achèterai une belle case, entouré de profonds ombrages et de prairies tranquilles, et nous irons là cacher ensemble à tous les yeux notre amour et notre bonheur. » Il fit ce qu’il avait dit ; et, au bout de peu de jours, Nada avait retrouvé la vie qu’elle avait tant aimée. Mais sa joie fut courte. Robert devint distrait, et puis triste. La vue de Nada semblait lui devenir moins agréable, et ses caresses le trouvaient aussi froid que les rochers du rivage. Il paraissait chercher toutes les occasions de s’éloigner d’elle, il partait dès le matin pour la chasse, et ne revenait que le soir ; et, lorsqu’à son retour Nada allait toute tremblante se jeter dans ses bras, il lui accordait à peine un regard ; encore ce regard était-il plein de contrainte et d’ennui.

« Nada ne se trompait pas sur la cause de tout ce qu’elle voyait. Elle sentait que Robert ne l’aimait plus ; elle ne se plaignait à personne ; mais elle passait ses jours et ses nuits dans les larmes. Une fois, cependant, elle crut que son sort allait changer, et elle laissa son cœur se remplir d’espérance. Robert était venu le matin dans sa chambre, l’avait embrassée d’un air joyeux, et lui avait dit : « Nada mes amis viennent aujourd’hui s’asseoir à ma table, oublie tes chagrins, pare-toi comme à nos plus beaux jours, et fais voir à tout le monde que je suis le plus heureux de tous les amants et que je possède la plus belle de toutes les maîtresses. « Elle fit ce qu’il voulait, se réjouissant de le voir revenir à elle, oubliant déjà toutes ses fautes passées. Robert parut content de sa bonne volonté et fier de sa beauté. Elle passa donc une journée heureuse, et s’endormit bercée par de doux songes. Mais elle fut cruellement détrompée. Le lendemain matin, Robert entra dans sa chambre d’un air froid et soucieux, et, s’asseyant prèsd’elle, lui dit dune voix glacée : « Nada, il faut que nous nous séparions. — Nous séparer ! s’écria-t-elle. Tu ne m’aimes donc plus ? — Je vous aime toujours, répondit-il d’un air qui démentait ses paroles, et je vous le prouverai ; « mais il est impossible que nous continuions à vivre ensemble. Mon père a obtenu ma grâce et je vais retourner en Angleterre. — Eh bien ! dit-elle, ne puis je pas t’y suivre ? » Il répondit : Non ; ma famille me repousserait si je reparaissais là-bas avec vous ; et, d’ailleurs, nous ne pourrions demeurer longtemps ensemble, parce qu’au bout de peu de temps je serai obligé de me marier. » Ma mère eut envie de lui dire : « Et moi, ai-je eu peur de la honte et de la mort dans le pays où j’avais ma famille ? et n’ai-je pas quitté pour toi ma mère, mon fiancé, le meilleur des hommes, et la cabane où je suis née ? Qui épouseras-tu qui mérite plus que moi ton amour ? Aimeras-tu donc mieux contracter une dette de reconnaissance envers une femme qui t’apportera des richesses, que d’en acquitter une envers celle qui a sauvé ta vie au risque de la sienne ? » Mais, voyant l’indignité de l’homme, elle aima mieux se taire et l’écouter. Il continua, disant : « Un navire va faire voile pour votre pays ; si vous voulez y retourner, je vous donnerai l’argent nécessaire pour vous y faire conduire ; si vous voulez rester ici, je pourvoirai à vos besoins. D’ailleurs, faites ce que vous voudrez. » Elle ne répondit rien ; mais, se levant, elle sortit de la maison. »

— Et y rentra-t-elle ? demanda Maurice.

— Jamais, repartit Razim ; et jamais elle ne revit cet homme.

« Quand elle fut hors de la maison, comme elle ne connaissait personne en France, excepté son amant, elle ne sut où aller ni comment vivre. Elle se mit à marcher au hasard et arriva à la ville, accablée de fatigue et de faim. Elle s’assit sur une pierre et resta là bien des heures à souffrir, sans que personne fit attention à elle. Enfin un homme s’approcha et lui demanda ce qu’elle faisait là. Elle répondit : « Je suis sans asile et sans espoir, et j’attends la mort. » L’homme lui proposa de venir dans sa maison, où elle trouverait un abri et de la nourriture, mais à condition qu’elle se livrerait à lui. Elle ne répondit rien, et s’en alla s’asseoir un peu plus loin sur une autre pierre. Là, elle vit venir à elle une femme, et elle espéra, parce qu’elle ne craignait pas qu’il fallût acheter sa pitié au même prix que celle de l’homme. Mais les paroles que lui dit cette femme furent si mauvaises, que Nada se sauva loin d’elle en se bouchant les oreilles. Elle passa donc tout le jour sans manger, au milieu d’une ville où elle voyait étalés de tous côtés des mets délicats et nourrissants. Le soir, elle se coucha à terre dans un en-