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faite — Vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas ? »

— « Naturellement non ! »

Dix ou douze ans après les scènes décrites dans la première partie de ce chapitre, je me trouvais un soir dans la chambre de mon père, et nous causions du passé. Le servage avait été aboli, et mon père se plaignait — sans trop d’acrimonie d’ailleurs — du nouvel état de choses : il l’avait accepté sans trop murmurer.

— « Vous devez convenir, père, dis-je, que souvent vous avez puni vos serviteurs cruellement et sans aucune raison. »

— « Avec ces gens-là, répliqua-t-il, il était impossible de faire autrement ; » et se rejetant en arrière dans son fauteuil, il resta plongé dans ses pensées. « Mais ce que j’ai fait ne vaut pas la peine qu’on en parle, » dit-il après un long silence. « Vois par exemple ce Sablev : il a l’air si tendre, il parle d’une voix si douce ; mais avec ses serfs, il était réellement terrible. Combien de fois n’ont-ils pas comploté de le tuer ! Moi, du moins, je n’ai pas abusé de mes servantes, tandis que ce vieux démon de Tonkov y allait de telle sorte que les paysannes voulaient lui infliger un terrible châtiment... Au revoir, bonne nuit ! »