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à commettre quelque irrégularité en sa faveur. Cela faillit lui coûter sa promotion au grade de général. Le but de toute sa carrière de trente-cinq ans allait être manqué. Ma belle-mère se rendit à Pétersbourg pour écarter les difficultés, et un jour, après bien des démarches, on lui dit que le seul moyen d’obtenir ce qu’elle désirait était de s’adresser à un certain employé du ministère. C’était, il est vrai, un simple employé, mais il pouvait tout près de ses supérieurs. Le nom de cet homme était Guérasime Ivanovitch Krouglov.

— « Pense donc, notre Garaska ! me disait-elle plus tard. Je le savais bien, qu’il avait de grandes aptitudes. J’allai le voir, et je lui parlai de l’affaire , et il dit : Je n’en veux pas au vieux prince, et je ferai tout ce que je pourrai pour lui. »

Il tint parole. Il fit un rapport favorable et mon père obtint sa promotion. Il put enfin revêtir le pantalon rouge et la tunique à doublure rouge si longtemps désirés et sur son casque il put porter le plumet.

Ce sont là des choses que j’ai vues moi-même dans mon enfance. Mais si je rapportais ce que j’ai entendu raconter dans ces années-là, ce serait bien plus horrible encore : histoires d’hommes et de femmes arrachés à leur famille et à leur village, et vendus, ou perdus au jeu, ou échangés contre un couple de chiens de chasse, puis transportés vers quelque endroit éloigné pour y créer un nouveau domaine ; histoires d’enfants enlevés à leurs parents et vendus à des maîtres cruels ou dissolus ; de fustigations « dans les écuries », ce qui se passait chaque jour avec une cruauté inouïe ; d’une jeune fille, qui n’échappa au déshonneur qu’en se noyant ; d’un vieillard blanchi au service de son maître et qui se pendit sous la fenêtre du seigneur ; et de révoltes de serfs, que Nicolas Ier étouffait en faisant mourir sous les verges un homme sur dix ou sur cinq et en dévastant le village dont les habitants, après une exécution militaire, allaient mendier leur pain dans les provinces voisines, comme s’ils avaient été victimes d’un incendie.