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des serfs, ce fut pour beaucoup de personnes une étonnante révélation. « Ils aiment comme nous aimons ; est-ce possible ? » s’écriaient les dames sentimentales qui ne pouvaient lire un roman français sans verser des larmes sur les infortunes des nobles héros et des nobles héroïnes.

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L’éducation que les propriétaires faisaient parfois donner à leurs serfs n’était pour que ceux-ci qu’une nouvelle source de malheur. Un jour, mon père remarqua chez un paysan un jeune garçon intelligent et l’envoya faire ses études de médecin auxiliaire. Le jeune homme était laborieux, et après quelques années d’études il réussit brillamment. Lorsqu’il revint à la maison, mon père acheta tout ce qui était nécessaire pour un dispensaire bien monté, et ce dispensaire fut très gentiment installé dans l’une de nos petites maisons de Nikolskoïé. En été, Sacha le docteur — c’était le nom familier qu’on donnait au jeune homme dans la maison — s’occupait activement de cueillir et de préparer toutes sortes d’herbes, et en peu de temps il devint très populaire dans les environs de Nikolskoïé. Les paysans venaient des villages voisins et mon père était fier du succès de son dispensaire. Mais cet état de choses ne dura pas. Un hiver, mon père vint à Nikolskoïé, y séjourna quelques jours et repartit. Cette nuit-là, Sacha le docteur se tua d’un coup de fusil — par accident, raconta-t-on ; mais il y avait au fond une affaire d’amour. Il aimait une jeune fille qu’il ne pouvait épouser, parce qu’elle appartenait à un autre propriétaire.

Le cas d’un autre jeune homme, Guérasime Krouglov, que mon père envoya à l’Institut agronomique de Moscou, fut presque aussi triste. Il passa ses examens très brillamment et obtint une médaille d’or. Le directeur de l’Institut fit tous ses efforts pour amener mon père à donner la liberté à Guérasime et à le laisser suivre les cours de l’Université — les serfs n’ayant pas ce droit. « Sûrement il deviendra un homme remarquable, disait