Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/77

Cette page n’a pas encore été corrigée

son métier à broder était dans la chambre d’Hélène et souvent elle prenait part aux conversations que tenaient notre sœur et une sœur de notre belle-mère qui demeurait avec Hélène. Bref, par ses manières et son langage, Polia ressemblait plutôt à une jeune personne de bonne éducation qu’à une servante.

Un malheur lui arriva : elle s’aperçut qu’elle serait bientôt mère. Elle raconta tout à notre belle-mère qui éclata en reproches : « Je ne veux pas que cette créature reste plus longtemps chez moi ! Je ne supporterai pas une telle honte dans ma maison ! L’impudique créature !... » Les pleurs d’Hélène n’y firent rien. Polia eut les cheveux coupés court et fut exilée à la laiterie ; et comme elle était en train de broder un très beau jupon, elle dut le terminer à la laiterie, dans une masure sale, près d’une fenêtre microscopique. Elle le termina et fit beaucoup d’autres belles broderies, toujours dans l’espoir d’obtenir son pardon. Mais le pardon ne vint pas.

Le père de son enfant, serviteur de l’un de nos voisins, implora la permission de l’épouser ; mais comme il n’avait pas d’argent à offrir, sa requête fut repoussée. On trouvait que Polia avaient des « manières trop distinguées », on s’en indignait et on lui réserva un sort des plus tristes. Il y avait dans notre maison un homme employé comme postillon à cause de sa petite taille ; on le surnommait « Filka le bancal ». Dans son enfance un cheval lui avait donné un terrible coup de pied, et il ne put grandir. Ses jambes étaient torses, ses pieds tournés en dedans, son nez brisé et déjeté, sa mâchoire déformée. C’est ce monstre que Polia dut épouser — et elle fut mariée de force. On les envoya ensuite comme paysans dans le domaine que possédait mon père dans le gouvernement de Riazan.

On ne reconnaissait pas, on ne soupçonnait même pas chez les serfs l’existence de sentiments humains, et lorsque Tourguénev publia son petit récit : Moumou, et que Grigorovitch commença à faire paraître ses romans saisissants, où il faisait pleurer ses lecteurs sur les infortunes