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frappât de toutes ses forces. Lorsque mille, ou deux mille coups avaient été appliqués, la victime crachant le sang était emmené à l’hôpital où on la soignait, afin que le châtiment pût être repris, dès qu’elle serait plus ou moins remise des suites de la première partie du supplice. Si le soldat mourait dans ces tortures, l’exécution de la sentence s’achevait sur son cadavre. Nicolas Ier et son frère Michel étaient impitoyables : jamais une remise de peine n’était prononcée. « Je te ferai passer par les verges ; tu laisseras ta peau sous le bâton, » étaient des menaces qui faisaient partie du langage courant.

Un effroi sinistre se répandait dans la maison quand on apprenait que l’un des serviteurs devait être envoyé au bureau de recrutement. Pour l’empêcher de se suicider on l’enchaînait dans l’office et on le gardait à vue. Une charrette de paysan s’avançait jusqu’à la porte de l’office et le condamné sortait entre deux gardes. Tous les serviteurs l’entouraient. Il s’inclinait profondément, demandant pardon à chacun de ses offenses voulues ou non. Si son père et sa mère demeuraient dans notre village, ils venaient lui dire adieu. Il s’inclinait jusqu’à terre devant eux, et sa mère et ses autres parents commençaient à psalmodier leurs lamentations — quelque chose qui tenait du chant et du récitatif : « Entre les mains de qui nous laisses-tu ? Qui prendra soin de toi en pays étranger ? Qui me protégera contre les hommes cruels ? » — exactement comme elles chantaient leurs lamentations à un enterrement, et avec les mêmes paroles.

Andréï dut donc pendant vingt-cinq ans subir le terrible sort du soldat : tous ses rêves de bonheur avaient eu une fin tragique.

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Le sort de l’une des servantes, Pauline ou Polia comme on l’appelait d’ordinaire, fut encore plus terrible. On lui avait appris à faire de la broderie fine et elle exécutait des travaux très artistiques. A Nikolskoïé