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rurale, dressaient eux-mêmes une liste, mais les gens de maison étaient entièrement à la merci de leur seigneur, et s’il était mécontent de l’un d’eux, il l’envoyait au bureau de recrutement et demandait un reçu. Ce reçu avait une valeur considérable, car on pouvait le vendre à tout homme dont le tour était venu d’être soldat.

En ce temps-là, le service militaire était terrible. Un homme devait rester vingt-cinq ans sous les drapeaux et la vie du soldat était extrêmement pénible. Devenir soldat signifiait être arraché à tout jamais à son village natal et aux siens, et être livré à des officiers comme ce Timoféïev dont j’ai déjà parlé. Les coups donnés par les officiers, la bastonnade avec des cannes ou des baguettes de bouleau, pour la faute la plus légère, c’étaient là des faits quotidiens. La cruauté avec laquelle on agissait dépasse toute imagination. Même dans le corps des cadets, où l’on ne recevait que des fils de nobles, on administrait parfois, — pour une cigarette, — mille coups de verges en présence de tout le corps. Le docteur se tenait près du jeune garçon qu’on torturait et n’ordonnait de suspendre la punition que lorsqu’il constatait que le pouls allait cesser de battre. La victime ensanglantée était emmenée sans connaissance à l’hôpital. Le grand-duc Michel, commandant des écoles militaires, aurait bientôt destitué le directeur d’un corps de cadets où de tels cas ne se seraient pas présentés un ou deux fois par an. « Pas de discipline, » aurait-il dit.

Pour les simples soldats, c’était bien pis. Lorsque l’un d’eux comparaissait devant un conseil de guerre, le jugement portait que mille homme seraient placés sur deux rangs se faisant face, chaque soldat armé d’une verge de la grosseur du petit doigt (on donnait à ces verges leur nom allemand spitzruten), et le condamné serait traîné trois, quatre, cinq et même sept fois entre ces deux rangs, chaque soldat administrant un coup. Des sergents suivaient, veillant à ce que l’on