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— « Ne trouvez-vous pas, enfants, dit-elle, que la soupe est délicieuse ? »

Les larmes me suffoquent, et dès que le repas a pris fin, je sors en courant ; je trouve Makar dans un couloir sombre et j’essaye de lui baiser la main ; mais lui l’arrache à mon étreinte, et dit — est-ce un reproche ou une simple question ? — : « Laisse-moi ; quand tu seras grand, ne seras-tu pas, toi aussi, tout comme lui ? »

— « Non, non, jamais ! »

Cependant, mon père n’était pas l’un des plus mauvais seigneurs. Au contraire, serviteurs et paysans le considéraient comme l’un des meilleurs. Ce que nous voyions chez nous se passait partout, souvent même avec des détails plus cruels. Donner les verges aux serfs faisait régulièrement partie des attributions de la police et du corps des pompiers.

* * *

Une fois, un seigneur fit à un autre cette remarque : « Comment se fait-il, général, que le nombre des âmes de votre domaine augmente si lentement ? Vous ne vous occupez sans doute pas des mariages. »

Quelques jours après le général se fit apporter la liste de tous les habitants de son village. Il releva les noms des jeunes garçons qui avaient atteint l’âge de dix-huit ans et ceux des filles qui avaient plus de seize ans — c’est, en Russie, l’âge requis par la loi pour le mariage. Alors il écrivit : « Jean épousera Anna, Paul épousera Parachka, » et ainsi de suite pour cinq couples. « Les cinq mariages, ajouta-t-il, devront avoir lieu dans dix jours, ce dimanche en huit. »

Un cri général de désespoir s’éleva dans le village. Dans chaque maison les femmes, jeunes et vieilles, pleuraient. Anna avait espéré épouser Grégoire ; les parents de Paul avaient déjà parlé aux Fédotovs à propos de leur fille qui aurait bientôt l’âge. D’ailleurs, c’était la saison des labours, non des mariages ; et quel mariage peut-on préparer en dix jours ? Les paysans, par douzaines, venaient voir le seigneur ; des paysannes se te-