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persistant à envoyer des pierres dans les fenêtres fut malheureusement bientôt prohibée.)

Cependant ni Alexandre ni moi ne devînmes soldats. La littérature des années qui suivirent 1860 effaça chez nous l’effet de ces enseignements reçus dans notre enfance.

Les opinions de M. Poulain sur les révolutions étaient celles de l’orléaniste Illustration française dont il recevait de vieux numéros et dont nous connaissions toutes les gravures. Pendant longtemps je ne pus m’imaginer une révolution autrement que sous la forme de la Mort à cheval, le drapeau rouge dans une main et une faux dans l’autre, fauchant les hommes de droite et de gauche. C’est ainsi que l’Illustration la représentait. Mais je crois maintenant que l’aversion de M. Poulain était limitée au soulèvement de 1848, car un de ses récits sur la Révolution de 1789 produisit une profonde impression sur mon esprit.

On se servait à la maison du titre de prince à tout propos et même hors de propos. Cela dut choquer M. Poulain, car un jour il se mit à nous conter ce qu’il savait de la grande Révolution. Je ne puis me rappeler maintenant ce qu’il dit, mais je me souviens d’un détail, c’est que « le comte de Mirabeau », et d’autres nobles renoncèrent un jour à leurs titres, et que le Comte de Mirabeau, pour montrer son dédain des prétentions aristocratiques, ouvrit une boutique ornée d’une enseigne portant cette inscription : « Mirabeau tailleur ». (Je raconte l’histoire comme je la tiens de M. Poulain.) Pendant longtemps je me creusais la tête pour savoir quelle profession j’embrasserais, et quel nom de métier j’ajouterais à mon nom de Kropotkine. Plus tard, mon précepteur russe, Nicolaï Pavlovitch Smirnov et le ton général républicain de la littérature russe exercèrent sur moi la même influence ; et lorsque je commençai à écrire des nouvelles — c’est-à-dire dans ma douzième année — j’adoptai la signature P. Kropitkine, que j’ai toujours conservée, malgré les remontrances de mes chefs quand j’étais au service militaire.