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propres, sur une table couverte d’une nappe de toile blanche comme la neige, de sa propre fabrication — chez les Russes dissidents, la propreté absolue est une matière de foi — et le paroles affectueuses qu’elle m’adressait, me traitant comme son propre fils, me réchauffaient le cœur. Je dois en dire autant des nourrices de mes deux frères aînées, Nicolas et Alexandre, qui appartenaient à de notables familles de deux autres sectes dissidentes de Nikolskoïé. Peu de gens savent quels trésors de bonté on peut trouver dans le cœur des paysans russes, même après des siècles de la plus cruelle oppression, qui aurait pu les aigrir.

Les jours d’orage, M. Poulain avait en réserve pour nous des récits innombrables, surtout sur la guerre d’Espagne. Nous ne nous lassions pas de nous faire raconter comment il avait été blessé dans une bataille, et chaque fois qu’il en venait au point où il avait senti le sang chaud couler dans sa botte, nous lui sautions au cou pour l’embrasser et nous lui donnions toutes sortes de noms caressants.

Tout semblait nous préparer à la carrière militaire : la prédilection de notre père (les seuls jouets que je me rappelle lui avoir vu nous acheter furent un fusil et une véritable guérite) ; les récits guerriers de M. Poulain, et même la bibliothèque que nous avions à notre disposition. Cette bibliothèque qui, autrefois, avait appartenu au général Repninski, le grand-père de notre mère, savant militaire du dix-huitième siècle, consistait exclusivement en livres sur l’art de la guerre, ornés de riches gravures et magnifiquement reliés en cuir. Les jours de pluie, notre principale occupation était de regarder les gravures de ces livres, représentant les armes en usage depuis le temps des Hébreux, et les plans de toutes les batailles livrées depuis Alexandre de Macédoine. Ces gros livres étaient aussi d’excellents matériaux pour la construction de solides forteresses qui étaient en état de résister quelque temps aux coups d’un bélier ou aux projectiles d’une catapulte d’Archimède. (Cette catapulte