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des nébuleuses dans l’espace infini et de démêler leurs rapports probables, leur vie, et les lois de leur évolution et de leur disparition. L’astronome de Poulkova, Gyldén, parlait avec la plus haute estime de ce nouvel ouvrage d’Alexandre et il le mit par correspondance en relations avec M. Holden, astronome aux États-Unis, dont j’ai eu le plaisir d’entendre il y a quelque temps à Washington l’opinion flatteuse sur les recherches de mon frère. La science a grand besoin, de temps en temps, de ces recherches spéculatives de haute envergure, faites par un esprit scrupuleux, laborieux, doué à la fois de sens critique et d’imagination.

Mais dans une petite ville de Sibérie, loin de toute bibliothèque, dans l’impossibilité de suivre les progrès de la science, il n’avait réussi à analyser dans son ouvrage que les découvertes faites avant son départ pour l’exil. D’importants travaux avaient été faits depuis, il ne l’ignorait pas, mais comment aurait-il pu se procurer les livres nécessaires tant qu’il était en Sibérie ? L’approche du terme de son exil ne lui inspirait aucun espoir. Il savait qu’il ne lui serait pas permis de se fixer dans quelque ville universitaire de Russie ou de l’Europe occidentale, mais que son exil en Sibérie serait suivi d’un second, peut-être pire que le premier, dans quelque hameau de la Russie orientale.

Le désespoir s’empara de lui. « Un désespoir pareil à celui de Faust s’empare parfois de moi, » m’écrivait-il.

Lorsque le moment de sa libération fut proche, il profita du départ de l’un des bateaux, avant que la navigation fût interrompue par les glaces, pour envoyer sa femme et ses enfants en Russie, et, par une sombre nuit ce désespoir de Faust mit fin à sa vie…

Un nuage de sombre tristesse enveloppa notre maison pendant de longs mois — jusqu’à ce qu’un rayon de lumière vînt le percer. Au printemps suivant, un petit être, une fillette, qui porte le nom de mon frère, vint au monde et ses cris innocents firent vibrer dans mon cœur une corde nouvelle, inconnue jusqu’alors.