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vantait de posséder une grande fortune en propriétés et en manufactures et il se montrait très irrité contre les projets de russification du gouvernement. En somme il produisait une impression difficile à définir, ni bonne, ni mauvaise, de sorte que mes amis insistaient pour me faire accepter son offre ; mais à première vue l’homme ne me revenait pas.

Du café, il me conduisit dans sa chambre d’hôtel ; là, il commença à se montrer moins réservé et plus sous son véritable jour, c’est-à-dire sous un jour encore plus désagréable. « Ne doutez pas de ma fortune, me dit-il ; j’ai fait une invention considérable. Il y a là gros d’argent à gagner. Je vais prendre un brevet, et j’en tirerai un fort bénéfice, que je consacrerai tout entier à la cause de la révolution en Russie. » Et il me montra, à mon étonnement, un affreux chandelier, dont toute l’originalité consistait à être très laid et à être muni de trois tiges de laiton destinées à recevoir la bougie. La plus pauvre ménagère n’aurait pas voulu d’un pareil bougeoir, et même s’il avait été breveté, pas un fabricant n’aurait voulu le payer à son inventeur plus de deux ou trois pièces de cent sous. « Un homme riche qui fonde des espérances sur un pareil chandelier ! Il ne doit pas en avoir vu de plus beaux, » pensais-je. Et j’en arrivai à cette conclusion, qu’il n’était pas riche du tout et que l’argent qu’il m’offrait n’était pas le sien. Je lui dis donc à brûle-pourpoint : « C’est parfait ; si vous avez tant envie de fonder un journal révolutionnaire russe et si vous avez de moi une opinion aussi flatteuse que vous le dites, vous n’avez qu’à déposer l’argent à mon nom dans une banque et à le mettre à mon entière disposition. Mais je vous avertis que vous n’aurez absolument rien a voir dans le journal. » — « Naturellement, naturellement, dit-il, je me contenterai d’y jeter un coup d’œil et de vous donner un conseil de temps en temps, et je vous aiderai à l’introduire en Russie en contrebande. » — « Non, non, rien de tout cela ! Vous n’avez pas besoin de me voir du tout ! » Mes amis étaient d’avis que j’étais