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la façon dont une histoire est racontée. Nous devons quelques joyeux moments à un rapport adressé au gouvernement français par un espion français qui nous suivit, ma femme et moi, lors de notre voyage de Paris à Londres en 1881. L’espion, jouant probablement un double rôle, comme ils le font souvent, avait vendu ce rapport à Rochefort, qui le publia dans son journal. Tout ce qu’il avait raconté dans ce rapport était exact, mais il fallait voir comment il le racontait !

Il écrivait par exemple : « Je pris un compartiment voisin de celui qu’occupaient Kropotkine et sa femme. » Parfaitement exact, il était là. Nous l’avions remarqué, car notre attention avait été attirée par sa mine désagréable d’abruti. « Ils parlaient russe tout le temps, pour n’être pas compris des autres voyageurs. » Encore très exact : nous parlions russe, comme nous le faisons toujours. « En arrivant à Calais, ils prirent tous les deux un bouillon. » Tout ce qu’il a de plus vrai : nous prîmes un bouillon. Mais c’est ici que commence la partie mystérieuse du voyage. « Après cela, ils disparurent tout à coup tous les deux, et je les cherchai en vain sur le quai et ailleurs, et quand ils reparurent, Kropotkine était déguisé et suivi d’un prêtre russe, qui ne le quitta pas jusqu’à son arrivée à Londres, où je perdis le prêtre de vue. » Tout cela était encore vrai. Ma femme avait un peu mal aux dents et je demandai au patron du buffet de nous laisser passer dans une chambre particulière, pour qu’elle pût soigner sa dent. Ainsi nous avions disparu en effet ; et comme nous devions traverser la Manche, je mis mon chapeau de feutre mou dans ma poche et je pris ma casquette de fourrure : j’étais donc « déguisé ». Quant au prêtre mystérieux, il était aussi là. Il n’était pas russe, mais c’est un détail : il portait en tout cas le costume des prêtres orthodoxes. Je l’avais aperçu debout devant le buffet et demandant quelque chose que personne ne comprenait : « Agua ! agua ! » répétait-il d’une voix plaintive. « Donnez donc un verre d’eau à ce monsieur, » dis-je au garçon. Là-dessus le prêtre se mit à me