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furent enfermés dans la Bastille russe de Schlüsselbourg, où on n’entendit plus parler d’eux pendant quinze ans et où ils se trouvent encore pour la plupart. Tchernychevsky fut ramené de Sibérie et on lui assigna comme séjour Astrakhan, où il était séparé du monde intellectuel de Russie et où il ne tarda pas à mourir. Une commission parcourut la Sibérie, rendant la liberté à quelques exilés et fixant un terme à l’exil des autres. Mon frère Alexandre fut condamné par elle à cinq années de plus.

Lorsque j’étais à Londres, en 1882, on me dit un jour qu’un homme qui se prétendait agent bona fide du gouvernement russe et s’offrait à en fournir la preuve, désirait entrer en pourparlers avec moi. « Dites-lui que s’il entre chez moi, je le jetterai au bas de l’escalier, » répondis-je. Le résultat de tout cela fut, à ce que je suppose, que si Ingatiev croyait le tsar à l’abri des attaques du conité exécutif, il pensait que les anarchistes pourraient bien comploter un attentat ; et c’est probablement pour cela qu’il désirait se débarrasser de moi.

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Le mouvement anarchiste avait pris en France un développement considérable pendant les années 1881-1882. On croyait généralement que l’esprit français était hostile au communisme, et pour cette raison on prêchait au sein de l’Association Internationale des travailleurs le « collectivisme », par lequel on exprimait à cette époque « la possession en commun des moyens de production, et la liberté, pour chaque groupe de producteurs, de régler la consommation sur des bases individuelles ou communistes ». Au fond, l’esprit français n’était hostile qu’au communisme monastique du Phalanstère de la vieille école. Quand la Fédération Jurassienne se déclara hardiment anarchiste-communiste, à son congrés de 1880 — c’est-à-dire, favorable au communisme libre — l’anarchie gagna de nombreux partisans en France. Notre journal commença à s’y répandre, des lettres furent échangées en grand nombre avec les ouvriers français, et un